DE SON ORIGINE À SA RÉCEPTION, EN PASSANT PAR SON TOURNAGE, L’EMPIRE DES SENS EST UNE DES AVENTURES LES PLUS SINGULIÈRES DE L’HISTOIRE DU CINÉMA.

L’action se déroule à Paris, durant l’été 1972. Venu présenter son dernier film en date, Une petite soeur pour l’été, Oshima rencontre le grand producteur français Anatole Dauman. Lequel ne tarde pas à lui lancer une proposition étonnante: « Faisons un film ensemble, en coproduction. Ce sera un porno. Pour ce qui est du contenu et de l’organisation, je m’en remets à vous. Je fournis l’argent; c’est tout. »(1) Le très raffiné, très décidé aussi Dauman, alors âgé de 47 ans (Oshima en a 40), a déjà produit entre autres Resnais (Hiroshima mon amour), Godard (Masculinféminin), Marker (La Jetée) etBresson (Mouchette). Il donne dans le cinéma d’auteur, dans l’artistique sans concession. Oshima, fasciné, l’écoute développer son idée « d’ouvrir une crise dans le cinéma dit pornographique« , celle aussi de commettre une provocation délibérée à l’égard des « institutions chargées de veiller sur nos bonnes moeurs« . Egalement distributeur, Dauman a diffusé en France La Pendaison, La Cérémonie et Nuit et brouillard du Japon, trois chefs-d’oeuvre du réalisateur japonais. Il aime cet artiste « devenu un maître tout en restant un outsider en état de révolte permanent« , résolu à toujours repousser les limites.

Le chemin des plaisirs

Assurément flatté de la proposition, Oshima est par ailleurs dans une passe difficile. Une petite soeur pour l’été n’a pas marché du tout au Japon, et il envisage de fermer sa société de production indépendante, dans un contexte global de crise du cinéma nippon. Il prendra néanmoins son temps pour répondre à Dauman. La perspective de tourner pour la première fois pour un producteur étranger, donc aussi pour un public avant tout étranger, lui donne à réfléchir. Comme le fait hésiter aussi la claire -et seule- commande de Dauman: réaliser un film ouvertement pornographique, c’est-à-dire centré sur le sexe et présentant celui-ci de manière non simulée. Il y a bien cette histoire de Sada Abe (lire par ailleurs), ce fait divers des années 30 qu’il aimerait adapter. Oshima finira par se rendre à l’évidence: son désir pour ce sujet et la proposition du patron d’Argos Films s’accordent de formidable façon!

« Il faut être préalablement conscient du fait qu’il ne peut y avoir en ce monde ni liberté ni plaisir pour entrevoir, chacun, le chemin de la liberté, le chemin des plaisirs. » Oshima se lance dans l’aventure avec une grande lucidité, conscient des dangers auxquels s’expose l’entreprise. A commencer par un tournage qu’il n’envisage de situer nulle part ailleurs qu’au Japon, pays n’ayant pas à proprement parler d’institution organisant la censure, mais où la police et la douane peuvent saisir toute pellicule soupçonnée d' »atteinte aux bonnes moeurs »! Il va mettre au point, avec Dauman, le stratagème suivant: le film sera tourné intégralement en studio, à l’abri des regards extérieurs. La pellicule vierge sera envoyée de France, puis réexpédiée à Paris une fois imprimée pour y être développée, au fur et à mesure d’un tournage que le cinéaste fera donc un peu « à l’aveugle », ne pouvant voir les « rushes » des scènes filmées que Dauman visionne bien, lui, en lui envoyant ses commentaires (enthousiastes). Le processus est frustrant, mais il assure l’impunité du projet, les autorités locales ne pouvant saisir de la pellicule étrangère non développée!

« Pour moi, un film porno montrait les organes sexuels et les actes sexuels. Briser le tabou qui m’avait été imposé jusqu’alors, voilà ce que signifiait pour moi le cinéma porno. » Oshima va offrir à Dauman et au monde un film aussi radical que beau, une ode à l’amour fou, au sexe fou, qui va exploser sur les écrans avec une force et une évidence trop aveuglantes pour certains. A commencer par les représentants presque tous masculins d’un pouvoir de censurer se voyant expédier en pleine figure « un poème d’amour » exaltant la femme comme jamais peut-être. Au Japon, L’Empire des sens sortira dans une version mutilée, avec notamment l’habituel et stupide grattage -à la main, sur chaque copie- des pilosités interdites (lire par ailleurs). La sortie du livre portant le même titre, et contenant le scénario illustré d’images du tournage, valut par contre à Oshima et à son éditeur des poursuites pour « obscénité ». Le procès sera long, interminable même, et verra le cinéaste se battre comme un lion, déclarant notamment que « l’obscénité n’existe que dans la tête des procureurs et des policiers chargés de la poursuivre… » Au terme de six ans de procédure, la relaxe sera enfin prononcée. Entretemps, L’Empire des sens aura été la coqueluche des festivals (avec quelques incidents à la clé, dont un barouf sans nom à Berlin et la saisie du film par les douanes américaines avant le Festival de New York) et aura connu, dans le monde occidental, une diffusion commerciale abondante, même si réservée, souvent et assez logiquement, au public des plus de 18 ans.

En France, le film échappa de justesse au classement X et resta à l’affiche plus de dix ans sans interruption! Beaucoup de cinéphiles belges firent le voyage pour voir une oeuvre que le parquet (suite à une plainte prétexte) avait saisie le jour même de sa sortie! Traînés devant les tribunaux pour atteinte aux bonnes moeurs, le distributeur et les exploitants de salle concernés furent jugés et… condamnés. Le film n’était pas interdit, mais le montrer exposait à des sanctions! Une situation ubuesque qui persiste aujourd’hui encore, 40 ans plus tard. Le parquet ayant seulement fait savoir qu’il ne poursuivrait pas si L’Empire des sens est projeté… dans la discrétion, sans publicité!

(1) LES CITATIONS D’OSHIMA SONT EXTRAITES D’ENTRETIENS RÉALISÉS AVEC LE CINÉASTE POUR LE LIVRE NAGISA OSHIMA, DE LOUIS DANVERS ET CHARLES TATUM, JR., PARU EN 1986 AUX CAHIERS DU CINÉMA DANS LA COLLECTION « AUTEURS ».

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TEXTE Louis Danvers

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