QUATRE ANS APRÈS KATALIN VARGA, L’ANGLAIS PETER STRICKLAND PROPOSE AVEC BERBERIAN SOUND STUDIO UNE FASCINANTE EXPÉRIENCE SENSORIELLE DANS LES COULISSES DU BRUITAGE D’UN GIALLO D’ÉPOQUE. ÉCOUTEZ VOIR.

En 2009, Peter Strickland signait, avec Katalin Varga, un premier long métrage d’une singularité formelle et d’une maîtrise narrative étonnantes. Avec un travail tout particulier sur la musique et le son qui deviendra, en quelque sorte, le sujet même de son deuxième film, Berberian Sound Studio, inédit projeté à Flagey du 3 au 20 avril. Soit un huis clos psychologique et claustrophobe resserrant son emprise autour de Gilderoy, ingénieur du son britannique solitaire et introverti débarqué à Rome au mitan des années 70 pour s’occuper de la post-production d’un giallo (film d’exploitation italien au confluent du cinéma policier, de l’horreur et de l’érotisme) à la violence extrême, mixant cris d’effroi féminins et bruitages appuyés dans un petit studio à l’atmosphère délétère…

« Le projet est né à la manière d’une blague, explique Peter Strickland, de passage récemment à Bruxelles où son film faisait l’ouverture du festival Offscreen. Avec une sorte de gimmick narratif à la William Castle. J’en ai tiré un court métrage et puis le long format s’est imposé à moi. Mais le véritable point de départ a été cette pièce de musique d’avant-garde, Visage, composée par Luciano Berio et interprétée par son épouse, la cantatrice Cathy Berberian. Le titre s’étend sur plus de 20 minutes et est dominé par la voix de celle-ci, qui semble possédée. A l’origine, Visage n’a pas été enregistré pour un film mais j’ai pensé immédiatement: ce serait formidable dans un giallo. Et de là ont découlé toute une série d’idées en lien avec la musique d’avant-garde et le cinéma d’horreur, lesquels ont toujours bien fonctionné ensemble. Prenez Kubrick utilisant Penderecki dans The Shining:sur disque, c’est difficilement tenable, mais dans le film c’est quelque chose qui stimule l’imagination. »

Le plein des sens

Une manière de dire que tout est question de contexte. Comme quand Gilderoy et ses comparses du studio s’en prennent à des kilos d’innocents fruits et légumes pour donner de la chair sonore aux scènes les plus trash du giallo sur lequel ils travaillent, The Equestrian Vortex. Tout un programme donc, pour un film dans le film dont on ne verra pour ainsi dire rien, l’idée étant de se situer quasi exclusivement dans l’envers de l’écran. « Le cinéma est une affaire d’illusion, les mécanismes qu’il y a derrière sont toujours cachés. Mon idée c’était de faire exactement l’inverse: dans Berberian Sound Studio, l’illusion n’est pas montrée tandis que les mécanismes sont de tous les plans. D’une certaine manière, on peut le voir comme un long making of. Mais ce qui m’intéressait le plus, c’est cette relation entre la violence suggérée du film dans le film et, en contrepoint, ces images assez amusantes de légumes explosés. L’idée, c’est de désorienter: devrais-je rire, devrais-je être perturbé? »

En résulte un objet filmique certes non identifié mais à l’aura poétique persistante, à l’image des meilleurs giallos, genre que Strickland chérit tout particulièrement. « Le cinéma d’horreur se contente trop souvent de faire peur ou de choquer. Mais dans les giallos phares de Dario Argento ou Mario Bava, il y avait tellement d’éléments intéressants au-delà de la seule dimension horrifique: les musiques étaient si belles et mystérieuses, l’éclairage, les femmes, les décors, l’ambiance… Tout le film relevait du mystère et procurait des frissons de plaisir.  »

Plaisir reconduit aujourd’hui dans un film quasi expérimental en forme de fascinante expérience sensorielle, où le protagoniste est, peu à peu, comme aspiré par l’invisible vortex qui s’ouvre devant lui, et le spectateur à sa suite, ne sachant plus sur quel pied danser. Aventure kafkaesque? Rêve éveillé? Délire mental? Vampirisation du réel par l’écran? A chacun son explication, le plus intéressant consistant sans doute à n’en arrêter aucune, histoire de goûter au plaisir multi-couches (sonores et narratives) d’une expérience de cinéma vraiment pas banale. « Tout ne doit pas forcément faire sens. Certains films ont besoin d’ambiguïté, à l’image de la vie. » Un poète, on vous dit.

RENCONTRE NICOLAS CLÉMENT

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