ÉTERNELOUTSIDER DU CINÉMA AMÉRICAIN, GREGG ARAKI A MÛRI MAIS N’EN CONTINUE PAS MOINS D’EXPLORER LES INSONDABLES MYSTÈRES DE L’ADOLESCENCE DANS WHITE BIRD IN A BLIZZARD, ONZIÈME LONG MÉTRAGE ADAPTÉ DU ROMAN DE LAURA KASISCHKE.

Le temps semble décidément n’avoir aucune prise sur Gregg Araki. A 54 ans, dont la moitié de carrière au compteur, le cinéaste californien, figure majeure du New Queer Cinema US dès la fin des années 80, affiche encore et toujours la même coolitude juvénile, assortie d’une indéfinissable classe frondeuse qui n’appartient définitivement qu’à lui. Logique, somme toute, s’agissant d’un auteur, un vrai, ne cessant de labourer le terrain fertile de l’adolescence au gré de ses humeurs versatiles (lire par ailleurs).

Ainsi encore aujourd’hui de son onzième long métrage, White Bird in a Blizzard, adapté de Laura Kasischke, drame sensible et subtilement provoc arrosé d’humour acide interrogeant la normalité américaine par-delà le vernis qui recouvre les êtres et le monde. Soit la parfaite synthèse de son cinéma.

Vous parlez volontiers de ce nouveau film comme de l’une de vos oeuvres les plus personnelles…

Oui, j’ai le sentiment qu’il est différent de tous ceux que j’ai faits auparavant, même s’il partage beaucoup de points communs avec Mysterious Skin, que j’ai réalisé il y a tout juste dix ans et dont Robin Guthrie des Cocteau Twins avait déjà composé la BO. J’ai véritablement eu un choc à la lecture du livre de Laura Kasischke, sans doute parce qu’il brasse tous les thèmes auxquels je me suis toujours intéressé. Cette histoire a résonné en moi de manière très puissante.

Vous avez pourtant décidé de modifier la fin du livre, pourquoi?

Disons qu’en le refermant, j’avais envie d’une autre conclusion, plus cinégénique. La façon dont je clôture chacune de mes oeuvres est particulièrement importante pour moi, c’est ce qui va déterminer tout le rapport des spectateurs au film a posteriori. Le twist que j’ai alors imaginé m’a semblé s’intégrer de manière totalement organique dans le récit.

La reconstitution des années 80 est saisissante, via la musique mais aussi des détails infimes comme les autocollants dans les chambres d’ados, les t-shirts…

J’ai toujours voulu faire un film sur les années 80, et plus particulièrement sur la fin de cette décennie. La musique de cette période a été tellement déterminante dans ma vie que je voulais en quelque sorte payer un tribut direct à la culture de cette époque-là, les chansons des Cocteau Twins, de The Cure, de New Order… La musique dans mes films ne relève pas du simple accompagnement, elle en est en quelque sorte la version sonore. J’aime à espérer que si vous fermez les yeux devant White Bird, sa bande-son vous en racontera l’histoire. Je pense que tout l’univers et toutes les émotions du film sont contenus dans sa musique.

Etant un grand amateur des Cocteau Twins, vous avez demandé à Robin Guthrie d’en signer la BO. Est-ce parce que vous êtes particulièrement fan de Twin Peaks que vous avez tenu à confier un rôle à Sheryl Lee?

Complètement. Fire Walk With Me est mon film préféré de David Lynch, et la performance de Sheryl y est époustouflante. C’était un grand honneur pour moi de pouvoir travailler avec elle, et je pense sincèrement que sa présence dans White Bird participe de l’étrangeté vers laquelle je tendais. La banlieue présentée dans le film est déjà un peu bizarre en soi, à la fois réaliste et tellement stylisée, mais quand Sheryl apparaît il me semble que ce décalage devient une sorte d’évidence.

Vous semblez assagi aujourd’hui, moins trash, c’est délibéré?

Le livre de Laura est très sexué, et c’est sans doute aussi ce qui m’a attiré, mais il s’agit d’une sexualité clairement moins « déviante » que dans mes premiers films, comme The Doom Generation, par exemple. Je ne me suis en aucun cas censuré, mais il m’importait d’être fidèle à l’esprit du récit. Ceci dit, je trouve très amusant que certains Européens considèrent White Bird comme quasiment pudique, alors qu’aux Etats-Unis les gens sont choqués par certaines scènes de nudité impliquant Kat, la jeune héroïne du film qu’incarne Shailene Woodley. C’est dingue cette différence de perspective entre les deux côtés de l’Atlantique. Inutile de vous dire que je me sens plus proche de l’état d’esprit européen (sourire)…

A propos de Shailene, pensez-vous que son statut de star montante pourrait jouer en faveur de votre film?

Pour être honnête, oui, j’ai vraiment l’impression d’avoir décroché le jackpot avec elle (sourire). Quand nous avons commencé à tourner, elle n’avait encore joué que dans The Descendants, aux côtés de George Clooney. Ce qui a assurément fait parler d’elle mais depuis, avec des films comme Divergent et The Fault in Our Stars, elle a véritablement acquis un statut de star internationale. Sa fanbase est beaucoup plus étendue que la mienne et elle est invitée dans tous ces énormes talk-shows aux Etats-Unis auxquels je n’ai bien sûr jamais eu accès (sourire). Il serait idiot de nier que nous sommes particulièrement chanceux de sortir le film dans ce contexte.

Et qu’en est-il d’Eva Green?

Je suis fan d’Eva depuis The Dreamers. J’étais très excité à l’idée de travailler avec elle. Son personnage est super important, je ne voulais surtout pas qu’on la perçoive comme quelqu’un de bidimensionnel ou de lisse, c’est un personnage tragique, seul et triste. Nous avons beaucoup parlé ensemble de l’aspect féministe de ce personnage, et lui avons cherché plusieurs inspiratrices: Liz Taylor, les actrices chez Hitchcock… Il s’agit d’une femme qui a sans doute grandi avec un idéal féminin très fort, des modèles de femmes parfaites auxquelles elle a toujours voulu ressembler, mais dont le drame est de se retrouver à mener une existence qui n’est pas faite pour elle.

Si son personnage semble tout droit sorti d’une époque révolue, il en va de même pour la forme même de votre film…

Le cinéma classique hollywoodien m’a beaucoup inspiré, en effet. Des films comme The Doom Generation ou Kaboom fonctionnaient quasiment comme des comic books, mais je pense que ce film-ci, de par son sujet, requérait une esthétique plus old school, plus adulte. J’avais une idée très précise de la palette et de l’éclairage qu’il fallait. Je voulais quelque chose de très pictural, de très stylisé, d’une beauté classique et en même temps qui ait l’air d’être hanté, réfrigéré, comme recouvert d’un voile sombre. C’est comme un film de Douglas Sirk, il faut vraiment le voir sur grand écran, pas sur une tablette ou un laptop, ça n’aurait aucun sens.

Si le film est plus adulte, vos protagonistes n’en demeurent pas moins toujours, et semble-t-il éternellement, des adolescents…

Oui, mais j’ai énormément changé en tant que personne en 20 ans. Je considère chacun de mes films comme une sorte d’instantané de mon état d’esprit du moment. Et je pense que les différences majeures qu’il y a, par exemple, entre un film comme The Doom Generation en 1995 et White Bird en 2014 reflètent parfaitement la manière dont j’ai évolué humainement durant les deux décennies qui les séparent. Les kids de The Doom Generation envoyaient tout chier, n’avaient pas de famille, pas de maison… Tandis que White Bird in a Blizzard se rapproche davantage d’oeuvres comme American Beauty ou The Ice Storm, en ce sens qu’il explore le côté sombre du rêve américain traditionnel.

Et en même temps, cette idée de disséquer le rêve américain, d’aller au-delà de la surface des choses, des êtres et de leur apparente normalité, ce pourrait bien être l’un des thèmes les plus déterminants de toute votre filmographie…

C’est vrai. J’ai toujours été attiré par ce qui est caché, invisible. Et mes films ont toujours mis en scène des personnages d’outsiders. Je pense que ça fait partie intégrante de ma sensibilité d’observer les choses depuis la marge, l’underground. Et si j’ai le sentiment d’avoir mûri aujourd’hui, je n’en conserve pas moins un point de vue non-conventionnel sur les choses. Vous savez, Joan Rivers vient de mourir à l’âge de 81 ans, et elle est restée punk, radicale et timbrée jusqu’au bout. J’espère qu’il en sera de même pour moi. Il n’y a pas de raison (sourire).

RENCONTRE Nicolas Clément, À Deauville

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