Chic ou médiocre, précieuse ou bâclée, CD ou vinyle, « budget » ou Deluxe, la réédition est un vrai phénomène discographique. De Radiohead aux Stones, la niche est plus accueillante et éclectique que jamais.

L’endroit s’appelle Iron Mountain et dort sous une épaisse colline de l’Etat de New York. La température interne, constante, veille à ignorer tous les écarts du monde extérieur. Curieusement, pour un tel dépôt de musique, le silence qui y règne, est magistral. On n’y accède que sous strict contrôle, pour repêcher des bandes magnétiques – ou des supports plus anciens – dont les voûtes géantes constituent le dortoir permanent. Dans les archives du label américain CBS, racheté par le géant japonais Sony, dorment quelques six cent mille enregistrements – bandes, acétates, disques en métal – (1) qui racontent une large partie de l’histoire de la musique mondiale, de Jeff Buckley à Bob Dylan, de Bruce Springsteen à Miles Davis. Pas seulement les titres qui finiront sur les disques, mais les prises alternatives, les inédits, les live, les jams impromptues, les mix mono et stéréo. Le catalogue Sony US, qui s’entasse ainsi dans un coffre géant protégé comme Fort Knox ne constitue qu’une partie des trois millions d’enregistrements nord-américains dont naissent les Rééditions. Ailleurs, en Grande-Bretagne, comme dans la plupart des pays européens, d’autres dépôts, d’autres archives, alimentent ce travail de mémoire et de commerce. Longtemps, les originaux ont été négligés, laissant les masters se dégrader. Mais dans le catastrophisme ambiant de l’industrie discographique, toutes les compagnies fouillent désormais leurs réserves protégées pour nous servir des inédits, les restaurer, les remasteriser (cf. encadré).

 » Dans notre contrat, il y a l’obligation d’exploiter le catalogue et je pense qu’aucun artiste, même Radiohead, ne refuse les royalties qui peuvent en découler ». Erwin Goegebeur est le Président d’EMI Benelux. Assis dans son bureau schaerbeekois, avec David Daelemans, en charge du catalogue de la major, il fait face à la réédition EMI du moment: trois box de Radiohead (cf. sélection). Les rapports entre le groupe anglais et la multinationale ont fini en crêpage de chignon public sur un bruyant non-renouvellement de contrat. On mesure donc la force obligatoire d’un contrat de disques et la matérialité profonde de la musique, fantasme fait objet. Visant les triplés sur la table, Erwin s’explique:  » L’emballage est soigné et plus sexy que le boîtier en plastique. Bien sûr, il y a eu un best of et puis un box avec tous les albums mais ici, on a ouvert en grand l’armoire Radiohead et on en a extrait les B-Sides, les vidéos, les prises et les tournages live: les acheteurs, ce sont les vrais fans, les collectionneurs. Officiellement, Radiohead n’en pense rien. Le groupe pourrait difficilement dire qu’on a fait un bon boulot. » Cette giclée de Radiohead autour des trois premiers albums ( Pablo Honey, The Bends et OK Computer) sera suivie d’une seconde livraison en juin. Les chiffres sont d’apparence modeste – EMI-Belgique espère vendre 2500 exemplaires pour les trois ressorties – mais l’enjeu est plus global. Chez EMI-Belgique, cette partie  » niche » qu’est le back catalogue se calcule en 300 à 400 rééditions annuelles, soit 10 à 15 % des revenus de la société… Par l’ancienneté et la richesse de leur catalogue, les majors possèdent un capital dormant qu’ils ont décidé de réveiller depuis, grosso modo, l’avènement du CD il y a un quart de siècle, mais avec une nette accélération ces dix dernières années. L’avantage de la réédition est évident: peu d’investissement sur un produit généralement déjà amorti et un jeu avec la légende du rock qui rassasie le public jeune – intrigué par le mythe – comme les vétérans sensibles aux parfums d’antan nouvellement emballés. Dans ce contexte, l’annonce de la ressortie en septembre prochain des albums originaux des Beatles pour la première fois remasterisés sonne comme un événement. Même si au vu de l’avalanche quasi permanente de rééditions et de l’intérêt artistique inégal des ressorties, on a parfois l’impression d’un tsunami incontrôlé, voire abusif. On pense à ces albums qui ressortent six mois – parfois moins – après leur édition initiale, à moitié prix et/ou garnis de bonus, obligeant les fans à repasser précocement à la caisse. Erwin: « On ne ressort pas les flops! Je ne comprends pas bien pourquoi on pourrait nous reprocher de ressortir des disques qui intéressent les gens. On continue bien à vendre du Shakespeare ou du Blade Runner. Si je vends 200 000 albums des Beatles en Belgique, je sais que 9 800 000 personnes ne l’ont pas encore. Et puis ces nouvelles sorties à la Beatles qui bénéficient d’un son impeccable sont d’une qualité autre que le streaming! »

Johnny en peau de velours

Une visite dans n’importe quel souk de disques laisse perplexe. Pour un simple CD, les prix affichés passent du simple au quadruple selon des critères peu clairs. Dans les débiteurs en gros façon Media Markt, on trouve, par exemple, le mythique Solitary Man de Johnny Cash (2000) pour le prix imbattable de 3,75 euros. Cela grimpe à 4,95 euros pour le Get Behind Me Satan (2005) des White Stripes et on atteint la somme faramineuse de 6,50 euros pour The Odd Couple de Gnarls Barkley daté, lui, de 2008! Les autres, FNAC comprises, sont obligées de temporiser leurs prix sous peine de mise à mort à moyen terme.  » Les deals passés avec ces gros vendeurs font l’objet de prix intéressants parce que la quantité commandée à l’année est, disons, importante. » Arnaud Rey, chargé du back catalogue chez Universal n’en dira pas plus: le sujet n’est pas tabou, simplement délicat. Et puis les prix font du yo-yo, s’envolant dès que le package a du ramage. La tendance lourde actuelle est de soigner l’objet, voire de décliner le même disque en plusieurs qualités: ainsi, le dernier U2, disponible en… cinq versions, du CD basique à l’objet cossu, s’accompagne d’une réédition de son catalogue. Le chic dernier cri est la résurgence vinyle dans un format qui donne également accès à un téléchargement.  » Comme cela, l’acheteur peut conserver le LP intact dans son cellophane d’origine (…). Il est clair qu’il existe un marché collector avec des objets comme ce coffret Metallica ». Soit l’album … And Justice For All paru en 1988, réédité en coffret de quatre Maxi 45 Tours,  » pour un son hypra puissant« , au prix de 70 euros en magasin.  » Il y a des artistes dont on sait les fans prêts à collectionner tout ce qui sort: Johnny Hallyday en est un bon exemple. » Ainsi, après l’Intégrale Johnny sous forme de guitare et la « Tour » contenant les 276 singles (…) sortis par le chanteur abandonné, Universal commercialise Johnny chante Hallyday sous pochette de velours rouge, prélude d’une belle discothèque en délicate matière! Sinon, le moteur principal de la réédition reste toujours l’anniversaire: mort ou naissance de l’artiste, avec une préférence pour la décennie ou le quart de siècle. Les « trente glorieuses » de Brel ont pas mal fonctionné si l’on se réfère aux 25 000 exemplaires vendus en 2008 du coffret à 39,99 euros… Derrière la machine commerciale qui tente de freiner l’érosion du support physique, il y a parfois un travail d’archiviste de qualité. Ainsi, Universal patronne l’excellente série Deluxe (cf. encadré) qui honore déjà plus d’une centaine d’albums d’artistes tels que Cure, Hendrix, Marley, Weller, Sonic Youth, Cat Stevens ou Marvin Gaye. Ce n’est pas bon marché – 20 à 25 euros en magasin avec des campagnes mid où le prix se tasse -, mais cela donne incontestablement du chien à l’album réédité: remastérisé, l’original est généralement accompagné d’un second CD compilant live, prises alternatives ou remix divers. Surtout, l’élégant packaging rajoute aux images inédites des liner notes pertinentes qui contextualisent la musique. Et nous la fait comprendre, donc aimer davantage. C’est ce que l’on espère du gros coup 2009 d’Universal en la matière, soit la réédition de quatorze albums des Rolling Stones couvrant leurs années 1971-2005. Sortie en trois rafales: le 4 mai, le 8 juin et le 13 juillet. Pas beaucoup d’inédits dans l’air, sauf peut-être sur la nouvelle version d’ Exile On Main Street, le chef-d’£uvre stonien de 1972. C’est aussi le seul disque de la bande pour lequel une date de ressortie n’est pas encore annoncée. En réédition comme en neuf, un grain de mystère ne saurait être nuisible au commerce…

(1) dixit le magazine Billboard qui souligne que des millions d’autres enregistrements ont été perdus faute de conservation ad hoc et qu’un nombre incalculable de supports – souvent propriétés de labels indépendants – attendent un relifting sous peine d’être définitivement irrécupérables.

Texte Philippe Cornet

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