Pour son troisième long métrage, Sam Garbarski a relevé une gageure: adapter le manga culte de Jirô Taniguchi, Quartier lointain. Un étonnant voyage…

Un Belge adapte un classique de la BD japonaise?! Rien que de très normal, pourtant, au pays du Neuvième Art, habituédepuis longtemps à jeter des ponts entre les cultures.

Lui pose-t-on la question, qu’il préfère y voir le fruit du hasard plutôt que le résultat d’une inclination personnelle. Homme de défis, Sam Garbarski l’est pourtant sans conteste. Susceptible, par exemple, de se détourner, à la cinquantaine venue, d’une florissante carrière dans la pub pour se lancer dans le cinéma, avec à la clé, un premier long métrage remarqué, Le Tango des Rashevski. Ou encore de choisir Londres comme cadre de son second opus, Irina Palm, où brillait Marianne Faithfull dans un emploi inattendu pour le moins. Voire enfin, de s’atteler à une entreprise réputée impossible à l’heure d’entamer un troisième film, à savoir l’adaptation de Quartier lointain, le manga culte de l’auteur japonais Jirô Taniguchi . « Je ne planifie pas, sourit-il, alors qu’on le retrouve au festival de Namur. Mais faire un film, cela représente 3 ans, c’est un long voyage. Plutôt que refaire chaque fois un peu le même, comme ces gens qui aiment aller à chaque vacance au même endroit, moi, je préfère partir ailleurs… « 

A l’origine de ce projet, il y a son ami, et par ailleurs scénariste de ses 3 films, Philippe Blasband, qui lui offre un jour la BD de Taniguchi en lui annonçant, prophétique: « Tu auras envie d’en faire un film ». A la lecture, l’idée fait son chemin, jusqu’à s’imposer, manifeste. « Je tombe d’une manière tellement poétique dans une histoire qui se passe à l’autre bout du monde, dans une culture à l’opposé de la mienne, en ayant l’impression que cette histoire, c’est la mienne », se souvient Sam Garbarski, avant de citer, tel un leitmotiv, la pensée d’Amos Oz: « Un bon lecteur ne cherche pas de traces biographiques de l’auteur, il cherche ses propres traces dans les histoires des autres. « 

Cent versions du scénario

A cet égard, celle imaginée par Taniguchi, quoique profondément ancrée dans le Japon de l’après-guerre, a une évidente résonance universelle -qui ne s’est, un jour, imaginé en effet ce qu’aurait pu être la suite de sa vie s’il avait eu le loisir de remonter le temps pour en changer l’un des paramètres? Séduisante, ne serait-ce que par le vagabondage intellectuel qu’elle appelle, la question est au c£ur de l’£uvre du mangaka nippon et, partant, du film qu’elle a inspiré à Garbarski, qui l’a transposée dans la province française des années 60, tournant Quartier lointain à Nantua -« l’histoire aurait aussi bien pu s’y passer », observe le réalisateur non sans pertinence. C’est là l’un des glissements opérés au gré d’un travail d’adaptation s’étant révélé plus épineux qu’il n’y paraissait de prime abord -à tel point, d’ailleurs, que la paire Garbarski/Blasband a dû faire appel à un troisième comparse, Jérôme Tonnerre, 25 ans d’expertise scénaristique au service, notamment, de Claude Sautet, Philippe De Broca et autre Patrice Leconte. « Un livre, c’est déjà difficile à adapter au cinéma. Alors un manga: il y a des images qui sont tellement précises et épurées, avec un tel toucher artistique et poétique qu’on ne peut plus s’en défaire. En plus, il y a un montage et un cadrage qui sont très cinématographiques tout en étant propres à la BD. Si bien que l’on croit être beaucoup plus loin qu’on ne l’est en réalité. Quand on commence à écrire cinéma, on se rend compte que le rythme n’est pas du tout le même. Il y a un charme qui a agi, et il faut s’en défaire.(…) L’aide de Jérôme était vraiment bienvenue…  » Et Garbarski d’évoquer la centaine de versions successives du scénario, nécessaires pour se détacher en suffisance de la BD -démarche paradoxalement indispensable pour mieux en restituer l’esprit. « Le fond est tellement épuré et sobre, qu’automatiquement, je me suis imposé la même esthétique, mais sans me forcer. A posteriori, c’est très proche de la BD. »

L’un des charmes du film est ainsi d’avoir su, tout en parlant à chacun, préserver une dimension esthétique et sensorielle aux accents nippons, installant son propos dans une forme de suspension n’étant pas sans évoquer le cinéma d’un Ozu, par exemple. « Ozu, c’est la grande inspiration de Taniguchi, approuve Garbarski. J’adore les silences, les moments d’action suspendue qu’il dessine si joliment dans sa BD, les plans où on ne dit rien et où tout se dit. J’aime beaucoup la bande-son du silence ou d’une expression du visage qui raconte souvent beaucoup plus que des phrases, aussi bien écrites soient-elles. » Ajoutez-y quelques couplets de Air, le duo français, auteur notamment de la musique de Virgin Suicides, et auquel il avait déjà pensé pour la bande-son de Irina Palm (finalement dévolue à Ghinzu), et Quartier lointain trouve une atmosphère aussi discrètement mélancolique que subtilement éthérée. « J’aime leur musique, il y a là un minimalisme et une épure qui m’y ont fait penser dès l’écriture du projet. Leur musique faisait partie de l’encre de mon stylo », formule-t-il joliment à ce propos.

Qu’aurions-nous fait de nos 14 ans?

Ainsi profilé, ce quartier, moins éloigné qu’il n’y paraît, ne manque pas d’envoûter le spectateur, embarqué dans un voyage ouvrant sur un espace infini. Garbarski se garde d’ailleurs judicieusement de lui dessiner des contours trop précis, s’agissant de statuer sur le niveau de réalité de l’histoire. Jusqu’à Jirô Taniguchi qui a été séduit, au point d’apparaître dans un film qui lui rendait déjà hommage en faisant de son protagoniste principal un mangaka. « Un réalisateur qui se respecte a beaucoup d’angoisses et d’obsessions. La mienne était que Taniguchi déteste, je me serais enterré vivant. J’étais inconscient d’oser m’approprier ce genre d’£uvre. Mais heureusement, je n’y ai pas pensé du tout pendant le tournage. Maintenant que je sais qu’il aime le film, je peux en parler plus facilement. » Quant aux éventuelles récriminations des puristes, le réalisateur, fort du soutien de l’auteur, préfère relativiser: « De toute façon, on ne peut pas plaire à tout le monde, c’est le propre de la création. »

Un acte créatif qui, dans le chef de Garbarski, arpente la ligne du temps, en quête de soi comme de sens. Au fait, qu’aurait-il fait si, à l’image de Pascal Greggory à l’écran, il avait pu retrouver le chemin de ses 14 ans? « J’aimerais bien revivre quelques moments de mes 14 ans, et le film me l’a permis, dans une certaine mesure. Mais si je pouvais le faire vraiment, je crois que je ne changerais pas grand-chose: j’aime ma vie, je ne suis pas un homme frustré, je suis heureux, et j’aurais peur de compromettre cela. Sans ce revers de la médaille, il y a bien 2 ou 3 choses que j’aimerais refaire, et une qui me manque, parler avec mon père. Aujourd’hui, les parents parlent beaucoup avec leurs enfants. Dans les années 60, quand j’avais 14 ans, on ne parlait pas. Cela dépendait des familles, mais les parents étaient des autorités -on n’osait pas poser certaines questions. J’aimerais pouvoir parler avec mon père, et lui poser toutes les questions que j’avais envie de lui poser. »

Entretien Jean-François Pluijgers

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