Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

CONFRONTÉS AUX TABOUS LES PLUS FAROUCHES, LES CINÉASTES S’EN SONT LIBÉRÉS AU RISQUE DU SCANDALE ET D’UNE CENSURE PARFOIS DÉBORDÉE.

Le cinéma est affaire de désir. Il l’a toujours été, il le restera toujours. Des premières « vamps » de la période muette au flambant neuf Love de Gaspar Noé, ce désir primordial, dépassant évidemment au départ le seul sujet du sexe, s’est puissamment incarné dans ce dernier. Avec des résistances institutionnelles d’une fermeté particulière, le domaine érotique touchant plus que nul autre à l’intime, à ce centre vibrant et fécond que tout système moral et normatif ou presque a voulu -et souvent veut encore- réduire à sa fonction reproductrice. Alors que le plaisir, ce plaisir qu’on ne saurait voir, apparaît par essence comme facteur de désordre et de liberté. L’Histoire de l’art en général, celle du cinéma en particulier, contient de nombreux exemples de scandales et de censures, ni les uns ni les autres n’empêchant au bout du compte un mouvement inéluctable -en démocratie du moins- vers une expression délivrée des tabous. En matière de représentation sexuelle au cinéma, le catalogue des audaces, outrances et déviances, celui des images implicites devenues explicites, serait aujourd’hui bien plus long et détaillé que ne furent jadis les codes de décence adoptés par l’industrie du film, tel ce très célèbre code Hays qu’Hollywood appliqua des années 30 aux années 60, et qui posait des limites, comme celles proscrivant les baisers lascifs et l’évocation de l’adultère sur un mode attrayant, ou cette autre précisant que la présentation des chambres à coucher devait « être dirigée par le bon goût et la délicatesse… ».

Jouir sans entrave… ou pas

Les premiers grands frissons liés aux désirs et plaisirs interdits étaient venus avant le code Hays, et l’expliquaient en partie. Les femmes fatales incarnées par la première « vamp » du 7e art, Theda Bara (Cleopatra, Salomé, The Eternal Sapho, When a Woman Sins, dès les années 1910),les mises en scène géniales et décadentes d’un Erich von Stroheim érotomane et fétichiste (Foolish Wives en tête, dès 1921) avaient poussé le bouchon très loin, trop loin, pour une prude Amérique protestante dont les « tycoons » des studios, presque tous Juifs immigrés venus d’Europe centrale et orientale -comme aussi Theda Bara et von Stroheim…- avaient sous-estimé le potentiel de raidissement et d’hypocrisie face à l’érotisme torride, même proposé avec raffinement et supplément d’âme artistique…

Malgré quelques audaces venues essentiellement du cinéma de genre (du film « noir » dans les années 40 et 55), il fallut attendre les sixties et surtout les seventies pour voir l’irrésistible poussée d’une libération des carcans s’exprimer pleinement. Le souffle était venu de Scandinavie, sous le couvert de films « éducatifs ». Il se propagea de spectaculaire manière, porté par le climat de contestation idéologique gagnant tout à la fois le champ de la morale et celui de la politique. « Jouissons sans entrave! » et « Il est interdit d’interdire » ne pouvaient s’écrire sur les murs de mai 68 sans trouver une expression directe à l’écran. Epique époque que celle-là! Tandis que le porno, le classé X, devient un artisanat puis une industrie en marge des festivals respectables et des circuits de diffusion commerciale, les scandales se multiplient avec très souvent le sexe pour bannière…

Eclatent alors -en particulier au Festival de Cannes-, les bombes de La Grande Bouffe (1973) de Marco Ferreri, où la chair et la chère se culbutent, de Salo ou les 120 journées de Sodome (1976) de Pasolini (Sade le révolutionnaire revu et corrigé par le sadisme fasciste) et de La Dernière Femme (1976), de Ferreri encore, et où Gérard Depardieu se tranche la verge avec un couteau électrique, puis aussi le Caligula (1979) de Tinto Brass, où le péplum des protagonistes n’est pas soulevé que par le vent… Décisif, L’Empire des sens d’Oshima (1976) ouvre la voie sulfureuse du sexe non simulé devant la caméra. Défrichant un terrain que plusieurs collègues allaient arpenter plus tard, au risque de voir leur film interdit aux moins de 18 ans comme Michael Winterbottom et son 9 Songs (2004) torride, ou Lars Von Trier dont le très polémique Nymphomaniac (2013) divisa les festivaliers cannois tout comme l’avait fait son Antichrist quatre ans plus tôt. Vincent Gallo n’avait « pris » qu’une interdiction aux moins de seize ans pour son Brown Bunny (2004) avec sa longue scène de fellation prodiguée par Chloë Sevigny: une séquence reléguant celle de Maruschka Detmers offrant sa première « pipe » à un très jeune homme dans Le Diable au corps de Marco Bellocchio (1986) au rang de simple amuse-bouche. Les deux ayant suscité, à presque 20 ans de distance, les mêmes rires défensifs et gênés au Festival de Cannes. Là même où le génial Crash de Cronenberg (1996) et ses scènes fétichistes avaient réussi à choquer plus d’un critique et à engendrer des débats furieux… Catherine Breillat n’échappa logiquement pas au même sort pour son fulgurant Romance (1999), où le « hardeur » Rocco Siffredi tient un rôle majeur, et dont le féminisme ardent renvoie à son étroitesse la misogynie rampante d’un Von Trier. Abdellatif Kechiche signant avec son lumineux La Vie d’Adèle: chapitres 1 et 2 (2013) une oeuvre démontrant, s’il le fallait encore, à quel point cinéma et désir, cinéma et plaisir, sont faits l’un pour l’autre.

LOUIS DANVERS

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