LA FAMILLE PORNO BELGE DE LIZA VAN DER STOCK, LE MORTEL VIRUS AFRICAIN DE L’AMÉRICAIN JOHN MOORE -VAINQUEUR DE L’IRIS D’OR- ET LA VIDÉO D’ELLIOTT ERWITT, RESTÉ À LA MAISON. LE MONDE VU PAR LES SONY WORLD PHOTOGRAPHY AWARDS 2015.

« Et puis il y a ce petit Américain de 12 ans qui nous a envoyé des photos pour entrer dans la catégorie Youth: son lycée en a parlé, la bibliothèque de la ville a décidé de l’exposer. Voilà ce que voulons aux Sony Awards, révéler des talents et encourager la photographie. » L’Anglais Scott Gray, patron du WPO qui organise ces Awards avec Sony, en pisserait bien une larme. Les chiffres ne lui donnent pas tort: plus de 173 000 candidatures en provenance de 171 pays pour cette 8e manifestation qui serait donc « la plus grande compétition photographique au monde » et selon ses termes à lui, « la meilleure« . Ces SWPA 2015 attestent en tout cas que la photo est devenue le mètre-étalon mondial. Ainsi, l’un des vainqueurs d’une des treize catégories pros vient du Bangladesh, pays davantage connu pour ses catastrophes que pour son sens de l’image fixe. Le Bengali Rahul Talukder s’est souvenu du désastre de 2013 lorsqu’une fabrique de huit étages écroulée dans la ville de Savar provoqua la mort de 1100 personnes. Les familles affichent alors les visages des disparus sur les murs des environs: pluie, vent et soleil transforment peu à peu ces photomatons standards en portraits délavés, fanés, fantomatiques. Un peu comme si de ces morts-vivants ne restait plus qu’un Saint-Suaire sans religion autre que le sens minimal de l’Humanité. Assurément, l’un des chocs de ces SWPA 2015 et une victoire méritée dans la catégorie Conceptuel.

A l’autre bout de la chaîne et de la dialectique, les photos prises par téléphone mobile. Exposées à la Somerset House londonienne qui présente les Sony Awards pendant deux semaines seulement (1), une vingtaine d’images sont logées sur de mini-écrans numériques. Le résultat est celui d’une mosaïque digitale qui entraîne la question: cette nouvelle technique photo du gsm amène-t-elle un regard particulier? Apte par exemple à creuser l’intimité et le rapport instantané au sujet. Dans ce qui en est montré aux Sony Awards, ce n’est pas flagrant. Néanmoins, comme l’écran 4K de la multinationale japonaise installé dans l’entrée de l’expo, il rappelle que cette initiative est aussi d’ordre industriel. En 2014, Sony a augmenté sa part de marché dans la photographie digitale de presque 10 %, de 17 en Europe. Pas mal comme retour sur investissement.

En attendant la catégorie drone aux SWPA -pour l’année prochaine?- et de nouveaux joujoux technologiques, la prise de vue digitale est désormais la norme, et non plus ce truc vaguement vulgaire qu’elle semblait être encore il y a quelques années chez les pros en vue. D’ailleurs, l’argentique est un peu comme le vinyle face au CD: donné en mort cérébrale avancée, le genre résiste et devient une niche appelée à survivre. Au vu des 400 images exposées à la Somerset House, le décalage semble être un éternel moteur de reconnaissance. Ainsi, la série d’images dont est tirée la présente couverture de Focus atteste de cette fascination pour ce qui déteint de l’ordinaire. L’Allemand Bernhard Lang, Premier Prix du Voyage, s’est hissé en parapente au-dessus des plages italiennes entre Ravenne et Rimini, de façon parfaitement verticale afin que tout volume au sol apparaisse aplati et dépourvu du moindre relief. Les parasols et fauteuils sont relégués au rang humain: de négligeables points de couleur qui confirmeraient l’atavisme de l’espèce humaine, minus du cosmos.

Evidemment, c’est dans les catégories qui prêtent aux visions larges que la photo joue pleinement son rôle visuel de luxe, comme le flamboyant ciel de l’Anglais Norman Quinn, laissant aux grues géantes d’un soir à Belfast le rôle de merveilleuses machines au repos. La fascination pour les éléments qui nous dominent reste insatiable: ainsi, les routes enneigées du Bulgare Yasen Gergiev ou les paysages telluriques d’Islande saisis par le Japonais Yoko Naito. C’est beau au sens d’une esthétique flattée par la lumière ou la vigueur d’une composition, mais on ne penserait pas à utiliser le terme « émouvant » à leur égard. Même lorsqu’au paysage sublimé s’ajoute une note environnementale -les Sony Awards adorent- comme dans les très belles images de l’Italien Giulio di Sturco qui saisit l’assèchement du Gange, et la lente agonie du fleuve indien détruit par la pollution.

Merde dans l’oeilleton

La photo n’apparaît jamais aussi substantielle que lorsqu’elle documente le voyeur que nous sommes tous, face au sujet: le vieux procédé d’identification donc, y compris face à la nature. Cela devient alors un rapport plus tactile, comme si la représentation était aussi en odorama, voire parlante. On a cette sensation forte avec les images du Malaisien Mong-Yong Sim, déjà un nom de mousson, qui capte les traces de verdure présentes dans notre zone de vision. Un bout de plante qui survit contre un mur barbouillé de peinture ou alors cette surface verticale d’une maison peu à peu avalée par un humus contagieux. Si l’on regarde cette même image en pensant qu’on la survole en avion, on peut pratiquement y voir un bout d’Amazonie. Le décalage, toujours, définit assez bien le travail du Roumain Cosmin Bumbut, gagnant en Architecture. Il a photographié les prisons de son pays qui autorisent les couples à se rencontrer une fois tous les x mois dans le cadre d’une chambre privée. Le décor, entre Ikea et hôpital, carrelages soviétiques et tapis-plain présumé exotique, a tout du tue-l’amour, mais il a le mérite social d’exister. Voilà la photographie comme manifestation de l’existence, y compris dans ses extrêmes. La guerre donc. Avec toujours ce rouleau-compresseur de l’actu qui remplace les tragédies de l’an dernier par les plus récentes. L’Irak et la Syrie mis au frigo photo, c’est logiquement les dernières merdes géostratégiques qui débarquent dans l’oeilleton. L’Ukraine bien sûr, notamment par cette image 220 volts d’un couple qui fuit l’incendie de sa maison, signée Valery Melkinov. Et puis l’épidémie Ebola que l’Américain John Moore traque à l’été 2014 au Liberia. Vainqueur de la catégorie Current Affairs, Moore a également décroché l’Iris d’Or, la top-récompense aux Sony Awards. Face au virus terrible, Moore exécute une mission photo irréprochable, saisissant le désarroi immense des gens frappés par cette insupportable épreuve qui s’ajoute encore à la pauvreté endémique et aux autres violences de la région. Ce reportage concret tient de l’impeccable sacerdoce photojournalistique même s’il lui manque une proximité physique: la photo observe la scène à distance -peut-être pour de simples raisons prophylactiques-, ce qui témoigne aussi d’une forme d’impuissance. La photo ne solutionne rien, elle donne à voir au spectateur qui en tirera ses propres conclusions ou zappera le truc.

On est là assez loin de la mise en scène effectuée par Giovanni Troilo: cet Italien a déjà beaucoup fait parler de lui pour ses clichés effectués à Charleroi, recevant il y a quelques semaines un prix de World Press Photo, assez vite retiré pour cause de « mise en scène » des faits. Soit Charleroi, ville supposée paralysée par la violence et le stupre où l’on voit des scènes de partouze ou encore un mec de dos, torse nu, la nuit, un flingue en main. Assez bizarrement, Troilo décroche la première place de la catégorie People des Sony Awards alors que ses ficelles photographiques dans Le coeur sombre de l’Europe (sic) apparaissent empreintes de raccourci. Surtout via des légendes putrides dignes de ce quotidien belge qu’on ne nommera pas. Alors que dans le même segment People, classé en 2e position, le Suédois Johan Bayman parvient à donner à un sujet somme toute banal -les jeunes pères qui jouent les nounous de leur progéniture- un regard tendre, instantané, complice sans jamais gonfler inutilement la note du pathos. Formidable. Comme ce pater qui tient son tout jeune gamin au-dessus du WC. In pipi veritas?

(1) JUSQU’AU 10 MAI, WWW.WORLDPHOTO.ORG/2015EXHIBITION. A LIRE: L’EXCELLENT OUVRAGE DE L’ÉDITION 2015.

TEXTE Philippe Cornet, À Londres

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