Le journal intime des faillites sexuelles d’un Anglais, une plongée dans le Congo bousillé, un portrait puissant de Youssou N’Dour ou une contre-enquête sur Borat: tout cela était visible à l’IDFA d’Amsterdam, le plus grand festival documentaire au monde.

Texte Philippe Cornet, à Amsterdam

Chris Waitt, une version trash écossaise de Kurt Cobain, se demande pourquoi les filles le quittent aussi souvent. Peut-être bien à cause d’un pénis peu travailleur. Il décide donc de remonter le fil du désastre amoureux, accompagné d’une caméra, et d’interviewer toutes celles qui l’ont plaqué. Vu la rareté des interlocutrices – qui lui raccrochent volontiers au nez -, le réalisateur se transforme en spéléologue des relations manquées. La thérapie de Chris passe, notamment, par la nécessité de redresser son fainéant petit soldat, prétexte à une visite payante chez une maîtresse qui tente de stimuler l’engin à coups de cravache. Séquence vérité où le ridicule ne tue pas, mais quand même. Surtout pour un résultat aussi morne: les grands travaux s’avèrent inutiles. Passant à la mesure ultime, l’asticot se bourre de six ou sept Viagra- mixés avec quelques bières – et finit par avoir une érection majeure (non montrée celle-là…) qui l’oblige à sortir en rue à la recherche d’une bonne volonté féminine pour calmer le retardataire volcan. Ne vous y trompez pas, A Complete History of My Sexual Failures est bien plus drôle que la moyenne des 300 films projetés cette année à l’International Documentary Film Festival d’Amsterdam, la plus grande manifes-tation documentaire au monde: onze jours de projection, 3 000 candidatures pour dix fois moins de docs sélec-tionnés et le thermomètre filmique d’une planète qui a déjà dépassé le stade de la crise de nerfs.

Le fric, c’est pas chic

Le fric noyaute la thèse de Let’s Make Money – signé de l’Autrichien Erwin Wagenhofer -, l’un des « gros films » du festival. Forcément tourné avant la méga-crise actuelle, il se regarde comme une sorte de synthèse ép(r)ouvante de la monstruosité économique contemporaine. On s’y coltine d’emblée le manager-Rolex d’un fonds d’investissement installé à Singa-pour qui expose son théorème de la compassion:  » Un investisseur ne doit pas être responsable pour l’éthique ou la pollution causés par la compagnie dans laquelle il investit, son travail est de faire de l’argent pour ses clients.  » On retrouve ensuite Mirko Kovacs, patron autrichien d’un important groupe industriel installé en Inde, où les ouvriers locaux gagnent 200 euros par mois:  » Nous ne pouvons pas nous permettre d’être généreux.« Certes, mais dans la même ville de Chennai (ex-Madras), une universitaire explique qu’un tiers des huit millions d’habitants vit dans des bidonvilles. Elle nous les montre et c’est – forcément – insupportable. Et le film d’enchaîner ainsi les contrastes entre les paradis financiers et l’enfer du dénuement qui partagent souvent les mêmes purgatoires. Cette vision de la globalisation, menée dans une esthétique léchée, est le constat de ce que l’on sait déjà, mais l’enjeu de tout documentaire reste bien d’exposer et d’analyser ce que l’on imagine avec plus ou moins d’acuité.

Journaux de bord

L’IDFA offre aussi une collection de « carnets de bord », de style, d’amplitude et d’ambitions variés. En commun, ces intimités filmées se conjuguent à la première personne. Il y a le prototype de l’ovni arty: le Trans #: Working Title de la Coréenne Jin Ly, par exemple. Qui commence par ces mots  » L’univers était un grand £uf noir/A l’intérieur dormait un géant » et se conjugue en chroniques plus proches de l’art-vidéo biographique que de tout autre chose. Il y a aussi l’intéressant The Queen & I où la réalisatrice iranienne exilée en Suède, Nahid Persson Sarvestani, rencontre l’histoire de son pays en tissant un lien filmique avec l’ex-impératrice Farah… Tourné en haute définition et lesté d’une musique plantureuse, ce double itinéraire d’une cinéaste, qui fut une opposante au Shah, et de la femme de celui-ci, est touchant. Parce qu’il raconte le destin tragique d’un pays aux profondes blessures, parce qu’il établit une complicité inattendue entre les deux protagonistes, parce que la souveraine déchue est un personnage d’envergure humaine. Dans ces exils qui se croisent, l’ex-gloire impériale à Paris, la réalisatrice en Suède, il y a les contrastes désobligeants de la vie et un sentiment d’universalité.

Parfois aussi, l’intimité scrute l’économie. Enjoy Poverty du Néerlandais Renzo Martens est tourné en camera povera de circonstance. Filmé au Congo, il atteste que les milliards de dollars annuels d’aide internationale n’éradiquent pas la misère.  » L’aide au développement apporte pourtant plus au Congo que le cuivre et le coltan« , déclare Renzo Martens à un aréo-page d’économistes internationaux à la bouche en cul de poule.  » La vie est malheureuse« , répond en écho terrifiant un villageois de l’est dévasté du Congo. Un autre homme pauvre montre sa gamine de deux ans ravagée par des plaies dans une cahute du bout du monde alors que milices et armée se déchirent pour la possession des fabuleuses richesses du voisinage. Ainsi va la misère du monde, en ricanant. C’est d’ailleurs avec un trait d’humour que Renzo Martens installe un néon au milieu de nulle part,  » Enjoy Poverty« , faisant remarquer que  » pour le public (télé), cela doit être en anglais hein!« . Le dernier plan du film est très beau: au son de Quand on n’a que l’amour (…), le sigle hissé sur un bateau et amputé de deux lettres – cela donne njoy Pov rty – descend le fleuve dans l’ombre protectrice de la nuit.

Docs en stock, tendances

Paradoxe: alors que les télés poussent le doc dans des tranches horaires le plus souvent indues ou simplement tardives, le désir de filmer une certaine réalité du monde n’a jamais été aussi fort. Des centaines de festivals de films documentaires vivent à travers le monde et il se produit, chaque année, 10 000 docs! La question du réel est au centre de l’IDFA qui en conjugue toutes les formes, à l’exception notable du docu-fiction. Vous savez, ces grosses Berthas bourrées de 3D et de musique péplum qui racontent la saga des Romains, des Egyptiens pyramidaux ou de l’Odyssée de l’Espèce en prime time. La télé est, de facto, le premier partenaire du doc, lui assurant tout au moins une certaine visibilité, la projection en salle restant une belle exception.

A l’IDFA, le business est partout, informel, mais également organisé en séances de pitch où la défense a huit minutes pour prendre la parole. Ce dimanche matin de fin novembre, le périlleux exercice se fait devant les membres de l’UER, une vingtaine de télés publiques, dont la RTBF venue avec le projet Final Straight In The Hague. Le journaliste Patrick Remacle expose dans un anglais de cuisine l’histoire du Belge Serge Brammertz, nouveau procureur du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie, instruisant le procès du criminel de guerre Radovan Karadzic. Trailer, intentions, questions des télés, le film – non encore tourné – décroche cinq intéressements. C’est pas mal mais moins probant que le délire « sur l’enfer » ( History Of Hell) proposé par un Autrichien kitsch qui pitche en showman de cirque. Son idée glandue glane une douzaine de télés.  » Il y a même des formations pour pitcher« , explique Wilbur Leguebe, responsable des docs de la RTBF, venu avec Remacle et le producteur privé (Philippe Sellier de Triangle 7) défendre l’affaire Brammertz.  » Cinq télés, cela compte, même si à ce stade-ci, cela ne les engage pas formellement. Le film est budgété à 280 000 euros, la RTBF s’engage à hauteur de 80 000 (salaire de Remacle compris), reste à trouver 200 000 (Ndlr, le prix moyen d’un documentaire belge se situe entre 150 et 200 000 euros) . «  Avec 45 coproductions assumées chaque année pour un budget global de 1 372 000 euros, la RTBF s’engage dans le doc – contrairement à RTL – mais la situation globale du doc en Belgique reste, pour le moins, contrastée. Pas mal de talents, de bons films, beaucoup de presse et peu d’argent.  » Ce n’est pas une industrie« , conclut logiquement Wilbur Leguebe.

L’ingrédient de la controverse

Il n’y a pas de bon documentaire heureux. Contrairement à la fiction où la comédie fleurit volontiers, le doc international cultive le dysfonctionnement, l’échec et, par-dessus tout, la controverse. Quitte à ce que celle-ci se retourne contre ses protagonistes! Principe: démonter la mécanique – supposée frauduleuse – d’un documentaire, de préférence à succès. Après le film à charge contre les méthodes d’investigation de Michael Moore, le procès autour du Suisse Hubert Sauper ( Le cauchemar de Darwin – 1), voilà Carmen Meets Borat. Réalisé par la Néerlandaise Mercedes Stalenhoef , c’est l’un des films chauds du festival. On débarque dans le village où Sacha Baron-Cohen a tourné le début de son Borat, monumental carton au box-office international avec 261 millions de dollars de recettes… Profitant de l’anglais inexistant et de l’incrédulité des habitants tziganes de Glod – un bled de Roumanie et non pas du Kazakhstan -, Cohen/Borat les instrumentalise largement dans sa saga semi-fictive. Contactés par un avocat leur promettant de laver l’affront subi par une grosse somme d’argent (30 millions de dollars) une paire de villageois attaquent Cohen en justice. D’où cette séquence plus pathétique que drôle où, vêtus au naturel tzigane roumain, les trois gus locaux arrivent dans le bureau londonien de la 20th Century Fox qui distribue le film incriminé, pour réclamer réparation. Croisant cette déconfiture avec le destin de Carmen, jeune femme du village, le doc annonce que pour les habitants de Glod, plus dure encore sera la chute…

Ma guitare est mon fusil

Peu de films musicaux à Amsterdam. Comment faire passer le langage documentaire dans un réseau où les MTV’s gèrent leur vision du réel via des programmes formatésalors que les télés généralistes privilégient d’abord l’approche people des vedettes nationales? Youssou N’Dour: I Bring What I Love d’Elizabeth Chai Vasarhelyi raconte pendant 102

minutes la saga du plus grand chanteur africain vivant. La production – américaine – prend pré-texte de la sortie de l’album Egypt en 2004 où la star sénégalaise expose sa vision de l’islam. L’album est rejeté par le public sénégalais, pourtant inconditionnel de Youssou. Les commerçants n’osent pas vendre la cassette. Le geste de N’Dour – faire un album religieux dans un style qui ne l’est pas – devient le baromètre de tolérance de la société sénégalaise, et d’une certaine façon, de tout le continent africain dans sa gestion de la démocratie. En cela, le film est important. Au bout du compte, Youssou décroche un Grammy et retourne triomphalement à Dakar.

Et puis à Amsterdam, on peut aussi voir d’autres productions musicales, comme le film de Neil Young (sous son nom d’emprunt Bernard Shakey) sur CSNY, le rockumentaire sur Soulwax ou encore le portrait de Phil Spector. Mais l’une des connexions – belges – les plus inattendues est Jack, The Balkans & I du Bosniaque Sergej Kreso. Il y raconte comment un guitariste belgo-congolais qui s’est retrouvé dans Galija, groupe pop fameux de l’ex-Yougoslavie, est embarqué dans la guerre qui ravage son pays d’adoption. Trois mois obligatoires dans l’armée croate, les dreadlocks sous le casque, alors que ses potes de Galija se sont évaporés en Serbie. Le guerrier involontaire en question, c’est Jack Roskam et il a été le premier guitariste de… Machiavel. Trente-trois ans après l’avoir vu en concert dans une discothèque de Bruxelles, on le croise fortuitement dans un resto japonais d’Amsterdam. On ne sait pas lequel des deux est le plus éberlué. C’est cela le documentaire: garder et défendre l’idée que le monde est un endroit à la fois éreintant, merveilleux et insupportable par ses écarts et ses intolérances. Plein de surprises.

(1) Sauper a attaqué en diffamation un historien français l’accusant d’avoir payé des enfants pour jouer dans son film et d’avoir inventé un trafic d’armes qui n’existerait pas

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