La fiction recycle gaiement une figure bien connue des services de police scénaristique: l’individu seul contre tous. Si le cinéma tisse régulièrement sa toile avec ce fil narratif -le plus souvent en mode tendu ou borderline, comme avec le justicier Charles Bronson, avec l’ex-boucher à la dérive du suffoquant Seul contre tous de Gaspar Noé ou encore avec le fugitif Jason Bourne-, il tricote carrément un pull ces temps-ci. Dans des tons qui vont du rouge sang au noir crépusculaire… Prenez Zero Dark Thirty, le nouveau coup de poing (et de pub pour Obama?) de Kathryn Bigelow (lire page 8). Le film raconte la traque de Ben Laden. Mais aussi et surtout l’entêtement d’une analyste de la CIA persuadée, et elle est la seule, de suivre la bonne piste. Il lui faudra harceler sa hiérarchie, ses collègues et les politiques, braver les doutes et les sarcasmes, pour être enfin écoutée. Dans un registre plus rhétorique, le Lincoln de Spielberg est aussi un franc-tireur isolé qui doit ramer à contre-courant de son époque, et même de ses conseillers les plus proches, pour imposer ses vues sur l’abolition de l’esclavage. Moyennant quelques entorses à la morale, il réussira à rallier à sa cause quasi perdue d’avance une majorité du parlement. Seul contre tous. A raison et parfois à tort. Le fermier taiseux amoureux de sa terre qu’incarne Vincent Rottiers dans L’hiver dernier tient tête aux autres membres de la coopérative qui ont décidé d’accepter l’offre d’un riche propriétaire agricole en échange d’un mode de production plus intensif. Esseulé, il s’accroche, refusant de voir partir l’héritage de son père. Un combat vain, suicidaire même, mais qui démontre qu’il faut parfois oser avoir tort contre tout le monde pour garder sa dignité. Sur le petit écran aussi, le loup solitaire impose sa griffe. Claire Danes, la blonde qui joue l’espionne survoltée dans Homeland, est la seule à croire à la thèse du retournement de battle dress de l’ex-otage Nicholas Brody. Comme elle prend des médocs, et qu’en plus c’est une femme, personne ne la croit. Et pourtant… Les sociologues de comptoir verront dans ce faisceau d’indices convergents un appel à sortir du rang, à casser le moule douillet du conformisme. Ou simplement un coup de chapeau à ceux qui se battent pour leurs convictions, ou pour rétablir la vérité. Comme ce père injustement accusé de pédophilie dans le glaçant Jagten de Vinterberg. Moralité: il faut parfois tendre l’oreille vers les voix discordantes. Surtout à une époque noyée dans un brouhaha permanent et consensuel. Elles ne radotent pas toujours. Même si les apparences jouent contre elles. Ce qui nous ramène à l’insurpassable Rear Window de ce diable de Hitchcock, revu récemment en perfection Blu-Ray. James Stewart y campe un photographe immobilisé chez lui à cause d’une jambe cassée et qui tue le temps en observant ses voisins. Une série d’événements le persuade qu’un meurtre a été commis dans l’appartement d’en face. Son entourage pense d’abord qu’il se monte le bourrichon. Le maître du suspense joue avec nos nerfs, alterne le chaud et le froid. Et nous oblige à relativiser nos certitudes. Entre le singulier et le pluriel, le choix est parfois difficile. Voire douloureux.

PAR LAURENT RAPHAËL

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