DE LA FICTION À LA RÉALITÉ, LE SETJETTING MET CHAQUE ANNÉE DES COHORTES DE TOURISTES SUR LES TRACES DE LEURS FILMS ET SÉRIES PRÉFÉRÉS. DÉCRYPTAGE DU PHÉNOMÈNE SUR LA CÔTE NORD-EST DE L’IRLANDE, LIEU DE PÈLERINAGE DU CULTE GAME OF THRONES.

L’Irlande du Nord n’avait pas connu pareil chantier depuis la construction du Titanic en 1912. Il y a six ans, le premier clap du tournage de Game of Thrones a transfiguré le nord de l’île d’Emeraude. Des gigantesques studios Titanic de Belfast qui abritent le Trône de Fer à la dizaine de sites naturels qu’elle a utilisée pour ses tournages en extérieur, la production de la série phare d’HBO y a transformé tout ce qu’elle a touché en or. Un butin digne des Lannister qui a rapporté, en trois saisons, 76,5 millions d’euros à l’économie locale pour 10 millions d’euros investis par le Northern Ireland Screen. Mais les bénéfices rayonnent désormais bien au-delà de la réalisation même de l’adaptation de l’oeuvre de George R. R. Martin. Le setjetting, ce tourisme cinématographique aux airs de pèlerinage postmoderne y a ainsi atteint une bonne vitesse de croisière depuis deux ans.

« On revient de loin. Jusqu’à l’accord de paix il y a plus de quinze ans, Belfast et sa région étaient des zones touristiques totalement sinistrées« , se souvient Dee Morgan, guide de l’office du tourisme local. « Belfast est devenue la ville la plus sûre du monde après Tokyo. La guerre civile, c’est du passé, pas notre futur. » Au mur séparant encore catholiques et protestants à Belfast, Dee préfère donc celui de la Garde de la Nuit. Planté dans une carrière, le décor servant de base au rempart titanesque et emblématique de Game of Thrones est en effet visible depuis la route côtière de la Chaussée des Géants. Impossible de visiter les lieux, toujours utilisés par la production. Mais la Nationale longeant la côte nord-est de l’Irlande sur près de 200 kilomètres regorge, hautement scénique, d’autres hotspots pour les « Tronies », fans de la série qui y tracent leur pèlerinage.

Hasard de la géographie, la première étape de ce road trip démarrant (de préférence) de Belfast s’ouvre sur les pâturages vallonnés de Cairncastle, là même où Ned Stark décapite un déserteur de la Garde de la Nuitdans l’épisode initial de la saga. Entre deux bêlements de mouton, difficile toutefois de repérer exactement le lieu de la scène. Les fans qui ont décidé de partir seuls via des itinéraires self-drive de un à trois jours (publiés sur le site de l’Office du Tourisme nord-irlandais) auront donc intérêt à télécharger les séquences YouTube correspondantes aux haltes conseillées, au risque de s’emmêler les pinceaux. Solution plus simple: suivre l’un des tours (il en existe une dizaine) organisés serpentant cette région côtière située à une soixantaine de kilomètres au nord de Belfast (comptez environ une cinquantaine d’euros pour un journée de visite depuis Belfast).

L’envers du cosplay

Des flancs de collines caressés par les nuages. Des falaises édentées de roches volcaniques habillées de tapis mousseux. Hantés, spectaculaires et inviolés, les paysages maritimes nord-irlandais donnent sans trop d’efforts l’impression d’être d’un épisode de la série. Apprendre à tirer à l’arc -déguisé en Stark- au château de Ward (celui de Winterfell dans la série) est bien entendu un must pour les accros de la saga, qui lâchent ici une trentaine d’euros pour une séance d’une heure. Mais sur place, retrouver des bouts de la bâtisse culte relève du jeu de piste.

Game of Thrones étant gorgé d’images de synthèse, la réalité pourrait décevoir ou frustrer les Tronies. Rien de tout cela en tout cas dans la région de l’Ulster, qui a le don de concentrer un nombre impressionnant de paysages clefs sur une zone relativement réduite et facilement accessible depuis Belfast. Les ruines en bord de falaise du château de Dunluce. Les arbres torturés de la Kingsroad. Les murs survivants de l’abbaye d’Inch. A chaque halte, repérer un bout de rocher ou une branche « vus à la télé » ressemble à un rituel étrange pour qui ne vénère pas la série d’HBO. En soi, les caves de Cushendall n’ont par exemple qu’un vague intérêt touristique; dans leur ventre, les frissons se dessinent pourtant clairement sur certains visages de visiteurs, qui revivent littéralement l’accouchement du shadow baby de Melisandre, sorcière rousse manipulant Lord Stannis.

Touchant également l’Islande, la Croatie (en plein boom), Malte et le Maroc, le setjetting de Game of Thrones se développe partout dans le monde. Pour le meilleur mais aussi le pire (voir encadré), le tourisme cinématographique qui a explosé avec Le Seigneur des Anneaux en Nouvelle-Zélande tourne déjà à plein régime ailleurs. Sept milliards de dollars de bénéfice ont ainsi encore été générés en Nouvelle-Zélande grâce à Peter Jackson sur la seule année 2014. Pas étonnant que la variable entre directement désormais dans les stratégies des offices du tourisme. Si bien que la mairie de Paris invitait l’année dernière les scénaristes les plus prisés d’Hollywood à découvrir la Ville lumière, tous frais payés.

Pellicule sacrée

« Le phénomène du setjetting explose. Cinq agences de voyages spécialisées proposent des voyages Game of Thrones aux USA. Mais la tendance se développe aussi de l’Inde vers la Suisse, lieu de tournage d’un bon nombre de productions bollywoodiennes« , note Gretchen Kelly, journaliste du New York Post qui a importé le terme « setjetting » aux Etats-Unis. « Cela ne s’arrêtera pas là. Je travaille actuellement sur un projet qui permettrait de réserver directement des billets d’avion et des tours organisés lors du visionnage d’une scène d’un film ou d’une série.  »

Harry Potter en Grande-Bretagne, Lost in Translation à Tokyo, Inception à Paris, Sex in the City à New York: aux quatre coins du globe, des villes se transforment en lieux de pèlerinage postmoderne que l’on peut réserver en un clic. Des sociologues constatent que des repères sociétaux forts d’autrefois (le triangle « Famille, Patrie, Religion ») se lézardent depuis la Seconde Guerre mondiale. Place est faite aux nouvelles mythologies -comprenez hollywoodiennes. Star Wars et Star Trek ont désormais leurs propres églises. Et les fidèles de Luke Skywalker de s’indigner sur la Toile, face à la récente prise de Tatooine (lieu de pèlerinage culte de la saga) par ISIS en Tunisie.

« Lorsqu’on est gosse, on rejoue naturellement des scènes de Star Wars avec ses amis pendant la récré. Le setjetting n’est qu’une version adulte et touristique de cette occupation« , poursuit Gretchen Kelly. « En voyant débarquer ce groupe de journalistes, la première chose que j’ai naturellement faite était de rattacher chacun d’eux aux personnages de GOT qui leur ressemblaient. » Effet pervers du setjetting, le récit fictionnel remplace parfois la réalité des lieux visités. Au château de Ward, une touriste américaine demande ainsi spontanément si Winterfell, lieu sorti de l’imagination de George R. R. Martin, est loin de Belfast…

Ce tourisme ancré dans des paradis artificiels n’est toutefois pas (encore?) la règle. Des montagnes suisses de la Mélodie du Bonheur en 1965 aux plus récentes plages thaïlandaises de The Beach, le 7e art garde avant tout un effet carte postale. Une sorte de placement produit qui poussait 45 millions de touristes dans le monde à choisir leur destination après avoir vu un film ou une série l’année dernière. Face aux lieux de tournage exacts de Game of Thrones, la route côtière de la Chaussée des Géants en Irlande du Nord se suffit donc à elle-même. En bord de falaise, le parking du plateau de Larrybane accueillait une scène de combat marquant la première apparition de Brienne sur la deuxième saison de la série d’HBO. Mais on délaisse vite la zone pour aller franchir juste à côté l’impressionnant pont de cordes (30 mètres de hauteur!) de Carrick-a-Red.

Non loin de là, Ballintoy est certes un charmant petit port qui marquait le retour sur l’île de Fer de Theon Greyjoy, fils otage des Stark. Mais il ne fait pas le poids face à la Chaussée des Géants toute proche. Classée au Patrimoine Mondial de l’Unesco, la formation de lave tapissée de pavés hexagonaux aussi naturels que géométriques serait selon la légende un chemin érigé par un géant irlandais désireux d’en découdre avec un voisin écossais, de l’autre côté de la mer. Entre déguisement et fausses peurs, cette légende à priori sans lien avec George R. R. Martin résonne pourtant face au culte Game of Thrones. Preuve supplémentaire que peu importe les siècles, l’humanité adore se raconter des histoires…

INFOS: WWW.IRELAND.COM ET WWW.DISCOVERNORTHERNIRELAND.COM/GAMEOFTHRONES

TEXTE Michi-Hiro Tamaï

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