Secrets de famille

Chris Cohen: "J'ai voulu être le plus honnête et lisible possible. Partager mes expériences de manière moins elliptique." © EBRU YILDIZ

D’une sincérité déconcertante, Chris Cohen (The Curtains, Cryptacize) raconte un troisième album solo bouleversant marqué par les addictionset le coming-out de son père.

On se laisse tous un jour ou l’autre rattraper par des histoires de famille. Mais certaines sont plus lourdes et difficiles à porter que d’autres. Il y a une quinzaine d’années, Chris Cohen apprenait l’homosexualité de son père et ses relations compliquées avec la came. « J’avais 30 ans et je jouais encore dans Deerhoof quand j’ai découvert que mon paternel était gay, qu’il était accro au speed et qu’il devait entrer en cure de désintoxication. Mes parents sont encore restés ensemble pendant dix ans après ça. J’ai essayé de digérer… Je me suis demandé qui étaient ces gens, d’où je venais. Les chansons sont devenues une manière de dire des choses dont je n’étais pas sûr de la signification. De m’analyser aussi quelque part. »

À la terrasse d’un café liégeois jouxtant le KulturA., le singer-songwriter californien parle calmement. D’une voix douce, posée. Presque réconfortante. Ces douloureuses expériences familiales ont fortement marqué son dernier album solo. « J’écrivais déjà sur ma famille auparavant. Mais cette fois, ces événements étaient devenus le passé. Ils ne se conjuguaient plus au présent. Ce sont des choses dont il n’est pas évident de parler, évidemment. Je savais par contre que j’étais frustré. Frustré que mes chansons soient mal interprétées, que les auditeurs confondent ma propre vie sentimentale avec celle de mes parents. J’ai compris que je devais me montrer plus transparent. Je n’essayais pas de brouiller les pistes, mais j’ai réalisé que je ne pouvais pas empêcher les gens d’interpréter. J’ai voulu être le plus honnête et lisible possible. Partager mes expériences de manière moins elliptique. Dire les choses plus simplement. »

Né à Los Angeles en 1975, Chris est le fils de Kip Cohen, cadre supérieur dans le milieu de la musique, et de Lynn Carlisle, comédienne à Broadway durant les années 60. Le multi-instrumentiste a commencé la batterie à trois ans. Il a très tôt fréquenté les salles de concerts et les studios d’enregistrement. « Mon père voulait être compositeur, écrire des comédies musicales. Il m’a encouragé à devenir musicien. Pour le meilleur et pour le pire. Il a travaillé pour Columbia et A&M Records. Il m’a emmené à mon premier concert. C’était Devo. Il aurait pu les signer sur son label mais il les détestait. Il ne les trouvait pas assez commerciaux. C’est devenu mon groupe préféré.  »

Homme à tout faire

Le Californien a grandi dans la San Fernando Valley. Il se souvient de ses amours rebelles pour le punk, le heavy metal, Grateful Dead, Blue Cheer et Black Flag… Il se remémore le tournage d’un clip, celui de Cinderella’s Big Score, pour Sonic Youth. « Le réalisateur Dave Markey avait besoin d’un gamin. J’avais quinze ans, des cheveux longs, je ressemblais à un grunge. C’était génial de passer du temps avec ces gens. Pendant le tournage, Dave mettait les Shaggs. Il écoutait Can aussi. C’est ainsi que j’ai découvert le krautrock. »

Secrets de famille

Avant d’amorcer sa délicate carrière solo, Chris Cohen a solidement roulé sa bosse. Il a eu un projet, St. Joseph & The Abandoned Food, avec Noel Von Harmonson, de Comets on Fire. « On était très inspirés par la no wave, Captain Beefheart. » Il a aussi brièvement joué avec Ariel Pink et plus régulièrement aux côtés de Cass McCombs. Après avoir lancé Natural Dreamers, un groupe très obscur de musique expérimentale avec John Dieterich, Greg Saunier et Satomi Matsuzaki ont rejoint son groupe The Curtains et lui ont proposé de jouer de la gratte dans Deerhoof. « Ça a été très important pour moi. J’y ai fait mon éducation. J’étais fan. À l’époque, je baignais dans l’expé, dans le free jazz. J’aime l’improvisation, la musique bruitiste. Deerhoof était l’un des rares groupes à avoir trouvé l’équilibre parfait entre le contrôle et l’abandon. »

Ancien disquaire, notamment au Amoeba de Berkeley, Cohen a vécu à San Francisco pendant quasiment neuf ans après ses études à Santa Cruz. « On jouait tout le temps avec les anciens groupes de John Dwyer. Coachwips notamment. Au début des années 2000, il y avait une petite rivalité entre Los Angeles et Frisco, plus stylé et plus progressiste politiquement parlant. » Aujourd’hui installé à L.A., le mec à tout faire joue les hommes-orchestres et enregistre ses disques seul, ou presque. « La musique est un univers dans lequel je me sens en sécurité. Là, on est assis tous les deux, tout peut arriver. Tu pourrais m’attaquer soudainement. Je ne peux pas contrôler tout ça. Mais dans ma musique, j’ai les choses en main. Le processus est très lent mais il me comble. J’ai besoin d’énormément de temps pour connaître les chansons, les apprivoiser. Je prends du plaisir à tout gérer et tout jouer. Puis, il y a aussi une question économique. »

Jusqu’où se livrer? Quelles limites se fixer? Pour aborder son dernier disque, son épineux et très personnel sujet, Cohen a pris des précautions et consulté sa famille. « Je ne voulais rien dire de faux. Je suis sûr que je lance des choses blessantes, mais je ne voulais rien avancer sur lequel les gens pourraient débattre. J’ai essayé de rester factuel. Je ne parle plus à mon père, depuis quatre ans je pense. C’est très douloureux. Je pense qu’il a encore des problèmes d’addiction. C’est dangereux pour moi d’être en contact avec lui pour l’instant. J’en ai parlé avec ma mère et avec ma soeur, qui a des enfants. Je voulais être sûr qu’elle soit OK avec tout ça. Mon père, je ne sais pas. Quoi qu’il dise, c’est dur de savoir s’il s’agit de la vérité. Je pense qu’il est fier de moi. »

La plupart des gens ne connaissent pas vraiment leurs parents. De toute façon, jusqu’à quel point connaît-on les gens? « L’identité et ses limites sont des sujets assez communs pour un songwriter. Je pense qu’il y a un prix que tout le monde doit payer à cause de la manière avec laquelle les genres ont été définis et on commence seulement à voir combien ça coûte. Tout le monde, en ce compris mon père, en a souffert. Sa génération a dû faire face à bien moins de compréhension que la nôtre quant à l’homosexualité. Il a grandi dans un monde homophobe. Je regrette de ne pas avoir pu changer ça pour lui. »

Chris Cohen, distribué par Captured Tracks/Konkurrent.

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