Sébastien Rutés

© Francesca Mantovani / Editions Gallimard

Il n’y a pas de meilleure biographie pour un écrivain que ses oeuvres, disait Borges. Pas facile donc de dresser le portrait d’un auteur qui aime tant les faux-semblants: ne vous fiez surtout pas au titre de son dernier roman!

Pas de littérature! L’exclamation, avant de devenir le titre du septième roman de Sébastien Rutés était, selon la légende, l’une des expressions favorites de Marcel Duhamel, fondateur en 1945 de la mythique Série Noire, qu’il mit au fronton de sa politique éditoriale -pas de littérature, pas de psychologie, de l’action et la réalité, rien que la réalité. Mais  » la réalité, qu’est-ce que ça veut dire, la réalité?« , se demande désormais, dans Pas de littérature!, Gringoire Centon (alias Grego C. Senton pour faire plus ricain), le traducteur de la Série Noire inventé par Sébastien Rutés, et ce dans un roman édité par La Noire, la collection plus « littéraire » de Gallimard, à côté de la Série Noire… Livre qui porte, en plus, volontairement, bien mal son nom, puisqu’il n’y est question que de littérature!

Des questions, entre autres sur la place de l’auteur -et du traducteur-, que se pose Gringoire Centon, auteur semi-raté et traducteur qui ne parle pas un mot d’anglais, mais qui fréquente assidument les bistrots et la truande du coin pour en tirer assez d’argot pour satisfaire son éditeur – » Littérairement, ça ne valait pas grand-chose. Les lecteurs en raffoleraient« . Tout change lorsque Jo-le-chanceux le lance dans une enquête littéraire – » Il s’imaginait que je pourrais retrouver l’auteur d’un texte à partir de la lecture de celui-ci. Voilà bien les illusions que se font sur la littérature ceux qui ne lisent jamais de livres » . L’écrivain qui joue les enquêteurs va dès lors croiser la route d’un truand bibliophile, roi de la théorie littéraire, d’un commissaire désireux d’écrire et d’innombrables personnages qui n’ont que la littérature à la bouche, qu’ils soient gangster ou concierge! Le tout sur fond d’hommage retors à la Série Noire, cette  » littérature sans auteur » qui, ici pourtant, en révèle un fameux! C’est que Sébastien Rutés manie aussi bien l’érudition que l’humour, et une capacité assez prodigieuse à se réinventer lui-même à chaque livre:  » Pour moi, le plus important en littérature, c’est l’adéquation entre le fond et la forme. Être capable de trouver la forme qui convienne le mieux à une histoire, sans la contraindre ou la corseter. Je crois au mouvement, à l’adaptation, au changement permanent. La littérature est la meilleure expression de la réalité telle que je la vis, parce qu’il n’y a rien de ferme ni d’absolu. La littérature, par sa polysémie, est le meilleur véhicule de la plasticité du réel. Et l’adaptabilité, c’est aussi ma marque de fabrique en tant qu’écrivain, et traducteur. »

Sébastien Rutés

Du Mexique à la coca-colanisation

Né en 1976 à Annecy d’une famille d’origine catalane et qui a fait de lui  » un enfant très adaptable, mouvant et sans terroir » à force de déplacements  » politiques, économiques ou familiaux« , Sébastien Rutés s’est d’abord affirmé comme l’un des grands spécialistes de la littérature latino-américaine, mexicaine en particulier, via une thèse de doctorat à Paris qui portait sur les « stratégies de l’intertextualité dans l’oeuvre policière de Paco Ignacio Taibo II », quinze ans d’enseignement et des travaux de traduction (dont le dernier Taibo II). Sa carrière d’écrivain décolle réellement il y a trois ans à la sortie de son cinquième roman, Mictlán, premier à être édité à La Noire, lauréat du prix Mystère de la critique, sorte d’hommage asphyxiant et asphyxié à cette littérature-là, via le récit, basé sur un faits divers réel, d’un camion mexicain abandonné rempli de centaines de cadavres. Un récit que Rutés mène alors dans le style qui lui convient: sans la moindre ponctuation! Rien à voir donc avec le récit érudit, léger, amusant et amusé de Pas de littérature!.  » L’écriture de Mictlán s’est faite comme sa lecture, en apnée, et je venais de me lancer dans un autre roman, très social, où il sera question de jeunes précarisés mais obligés d’être joyeux, quand le confinement a éclaté. J’ai soudain eu besoin de légèreté et surtout de parler de quelque chose qui me fait du bien, de ma valeur refuge qu’est la littérature. Je voulais un livre où elle serait partout, dans toutes les bouches et à chaque strate de l’intrigue, avec toute une série de jeux et de faux-semblants avec le lecteur. Les débuts de la Série Noire m’offraient tout ça: une France en pleine recomposition culturelle qui doit soudain faire face à la « coca-colanisation » de sa culture et une maison d’édition dont les premiers auteurs sont de faux Américains, qui fait prendre des pseudos à ses auteurs français, qui voit un auteur comme Boris Vian, alias Vernon Sullivan, se faire passer pour un Américain et même inventer un faux manuscrit original en anglais…« . Un véritable  » jeu de miroirs sans fin » derrière lequel ce caméléon de Sébastien Rutés se cache, mais ne s’efface pas. Pas de littérature! lui offre au contraire son récit le plus biographique, de ses propres expériences de traducteur et d’auteur aux innombrables clins d’oeil et mises en abyme que cet intellectuel jamais intello distille dans son texte: le lecteur (très) attentif y repérera ainsi des vers entiers de Victor Hugo ou de Cervantès passés à la moulinette du vrai-faux argot de François Villon, des références à des amis auteurs comme Pouy ou Oppel, et même des méta-références à la propre carrière de Rutés lui-même. Gringoire Centon est aussi l’auteur d’un roman raté nommé L’urinoir,  » une histoire alambiquée de toilettes publiques dont j’imputais l’échec aux circonstances historiques exceptionnelles ainsi qu’au sort qui s’acharnait contre ma vocation » . Celui de Rutés s’appelait La Vespasienne, publié chez Albin Michel en 2018.  » Un flop, et pourtant peut-être mon meilleur roman. L’histoire, pendant l’Occupation, d’un homme qui s’occupe d’une revue de poésie, mais qui est aussi un « soupeur », ou un « croutonard »: une perversion sexuelle qui consistait à aller déposer du pain dans les urinoirs publics pour les récupérer par la suite. » Encore un tout autre Rutés, qu’on va s’empresser de lire. Le reste, c’est de la littérature.

Pas de littérature!, de Sébastien Rutés, Éditions Gallimard/La Noire. 253 pages.

9

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content