Cette année, il n’y a pas de rivière, pas de lac à proximité du camping; cette année, mes parents avaient des envies de plage. Je ne leur adresse pas la parole, le casque sur mes oreilles pour ne pas être tentée de répliquer à leurs considérations touristiques. J’écoute Julia Holter chanter Sea Calls Me Home et je savoure l’ironie de la situation. Je reste près de mes géniteurs pour éviter que des types de mon âge ne viennent me solliciter mais leur tourne le dos avec une exaspération ostensible chaque fois qu’ils s’étalent mutuellement de la crème solaire dans le dos; les petits cercles qu’ils décrivent alors doivent leur faire l’effet d’un gommage car, chaque fois, ils essuient l’excédent de crème sur leur serviette où le vent a déposé encore du sable de sorte que leurs paumes deviennent de plus en plus exfoliantes au fil des journées sans fin.

Et le sable s’insinue partout, on en retrouve pendant des jours comme des confettis.

Pour regagner le camping, il faut prendre la voiture. Je suis prisonnière de cette marée humaine criarde et grasse, prisonnière de torses velus et de poitrines affaissées, de râteaux en plastique et de magazines exhibant d’autres ploucs, un peu plus riches, sur d’autres plages, un peu moins peuplées, un peu plus loin. Je n’ai pas le droit de rester à la piscine du camping parce que des garçons de mon âge s’amusent à jeter des chaises en plastique au fond du bassin pour essayer de s’asseoir dessus. Si mes parents n’ont pas encore compris que je ne risque en aucun cas de frayer avec eux…

Au lycée, je ne me suis pas fait un seul ami en deux ans. Il m’est impossible de partager les centres d’intérêt et les goûts des autres impubères: je tiens la télévision pour un analgésique, le téléphone portable pour un téléphone, Internet pour un outil de connaissance, leurs fêtes pour le réceptacle de toute vacuité, la musique pour autre chose que ce qu’ils écoutent, leurs accessoires de mode pour un désastre écologique. L’homme dont je suis amoureuse a douze ans de plus que moi. Il a une tête plus volumineuse que la mienne, un début de barbe et il sent le savon. J’aimerais promener mes mains et mes lèvres sur son visage mais, quand je le vois, je me contente d’y déposer les deux baisers superficiels réglementaires, socialement approuvés. Le jour de mes dix-huit ans, promis, je guide ses doigts jusqu’à l’endroit précis où il comprendra que je suis pleinement une femme; ce sera mon cadeau d’anniversaire.

En attendant, je me terre en moi-même. J’ai une poitrine plutôt généreuse pour mes quatorze ans mais je porte des T-shirts de garçon bien trop grands qui ont l’avantage de tomber comme des tentes sur mon corps et d’en cacher tous les reliefs. Aujourd’hui, j’ai choisi un T-shirt noir des Ramones et je mâchonne mon appareil dentaire de mon air le plus patibulaire, pour tenir les autres à distance.

Quelle condition que celle d’adolescente, surtout issue d’une famille comme la nôtre -mobile-home de location, chaussures neuves à chaque rentrée des classes, deux voitures, yaourts vus à la télé: ce genre de famille, qui vous oblige à rester assise des heures sur une serviette, dans une insidieuse nuée de sable, pendant trois semaines au mois d’août. Chaque fois que je relève la tête de Tendre est la nuit, mon regard heurte brutalement des corps déliquescents dans des maillots de bain qui devraient être punis par la loi et ce spectacle écoeurant ruine l’illusion que la tradition balnéaire a toujours le même chic qu’à ses débuts, à l’époque de Francis Scott Fitzgerald. Il semblerait qu’ici, plus les corps s’avachissent, plus étroitement on les gaine et de manière plus flamboyante.

Quand la chaleur devient trop incommodante, je vais me baigner un peu. Je cours jusqu’au bord de l’eau, les bras croisés autour de mes seins pour qu’ils ne ballottent pas trop, je me voile de tapageuses gerbes d’eau puis plonge avant que quiconque ait pu apercevoir cette partie de mon anatomie. Ensuite, je nage le plus loin possible le plus vite possible pour m’éloigner des zones infestées d’enfants braillards et de femmes marron à pelure rose jambon dont les seins nus flottent à la surface de l’eau comme des excréments. Quand je suis parvenue assez loin du bord, je me laisse porter par les vagues, le corps enfin assumé, ouvert au ciel, loin de tout regard, et j’écoute les bruits inquiétants de la vie sous-marine. Je devrais avoir peur, sans doute, mais je ne vois pas quel animal, hors requin, pourrait me causer un plus vif émoi que les vieilles dindes sur la plage, écarlates et flasques, mordant dans des beignets mous et tièdes qui sous la dent se révèlent saupoudrés de sable, comme si elles avaient besoin de deux cents grammes d’huile rance en plus dans leurs maillots de bain au bord de la rupture.

Pourtant cet après-midi je crie quand une tête sort de l’eau près de moi, je crie plusieurs fois, même après avoir compris qu’il s’agissait d’une tête humaine pourvue d’un masque et d’un tuba. Et qui s’esclaffe de ma réaction, relève masque et tuba au sommet de son crâne pour révéler un visage étrange, ni masculin ni féminin. Son rire est plus lumineux que le ciel entier au-dessus de nous. Je l’éclabousse rageusement, vexée de ma propre réaction, et ne m’arrête que quand ses mains attrapent mes poignets pour me maîtriser; alors je commence instantanément à couler mais le corps me repêche aussi vite tout contre lui, un corps doté de seins assez semblables aux miens.

Je ne comprends pas vraiment ce qui se passe ensuite. C’est comme si tout en moi se desserrait au contact de cette peau tendre, inconnue mais dont l’évidence m’emplit bientôt d’une étrange paix. Le corps contre le mien sourit, son sourire anesthésie mon ventre. Il y a quelque chose pour moi, ici, quelque chose qui peut effacer toutes les outres en maillot de bain.

CHAQUE SEMAINE, UN ÉCRIVAIN DÉPLOIE SON IMAGINAIRE À PARTIR D’UNE PHOTO DE SON CHOIX.

FANNY CHIARELLO

NÉE EN 1974, FANNY CHIARELLO EST L’AUTEURE DE PLUSIEURS ROMANS ET RECUEILS DE POÉSIE. ELLE A NOTAMMENT PUBLIÉ L’ÉTERNITÉ N’EST PAS SI LONGUE ET DANS SON PROPRE RÔLE, QUI A OBTENU LE PRIX ORANGE DU LIVRE. ELLE VIENT DE TERMINER LE ZEPPELIN, QUI PARAÎTRA À LA RENTRÉE AUX ÉDITIONS DE L’OLIVIER.

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