Revolution rock

Ian Svenonius: "On peut comparer la musique à un échantillon de drogues. Celle moderne d'aujourd'hui qui doit te choper dans la minute, c'est comme du crack. Dans les années 70, le kraut était plutôt similaire à l'héroïne."

Théoricien remuant et anticapitaliste du rock, prédicateur et entertainer, Ian Svenonius (The Make-Up, Chain and The Gang, Escape-Ism…) partage sa vision singulière et marxiste de l’industrie du disque. Décoiffant.

Il a fêté ses 50 balais l’an dernier mais sa voix n’a pas bougé. Il a toujours le gloussement sexy et la dégaine terriblement rock’n’roll. Penseur, encyclopédiste et poil à gratter marxiste du rock, Ian Svenonius se contorsionne depuis 30 ans dans les dédales de l’underground. DJ, auteur, animateur, acteur, essayiste, interviewer (Henry Rollins, Sonic Youth et Stephen Malkmus entre autres ont participé à son émission Soft Focus), l’hyperactif Américain ne cesse de se réinventer. Fidèle à lui-même et toujours en mouvement. Issu de la scène punk hardcore de Washington DC, Svenonius change de groupe comme de chemise: The Nation of Ulysses, Cupid Car Club, les indispensables The Make-Up, Scene Creamers, Weird War, XYZ, Chain & The Gang (liste non exhaustive)… Sans jamais hésiter à modifier la coupe du costume: garage, soul, pop bubblegum, post-funk tendance kraut… Discussion perchée, érudite et visionnaire dans le hall de l’Atelier 210 avant un concert décalé d’une soirée Actionnaires.

C’était quoi, l’idée derrière ton dernier projet Escape- Ism et ce concept album The Lost Record?

Il y a énormément de groupes. Certains sont excitants, spectaculaires. Mais leur legs est lié aux artefacts. Quand on se penche sur l’Histoire du disque et de la musique enregistrée, on comprend vite qu’un tas d’albums n’ont jamais été entendus, qu’ils ont été injustement négligés. Certains sont sortis, d’autres pas. Parfois, ils ont même été clairement sabotés. Comme ce fut le cas pour Buffy Sainte-Marie, folkeuse d’origine indienne que le FBI a intentionnellement écartée des circuits. La mafia a été très influente dans la distribution et même la création de disques pendant les années 50 et 60. La musique servait au blanchiment d’argent. Les juke-box et les disques étaient une manière très efficace de laver le fric sale. C’était si mystérieux. Tous ces adolescents qui achetaient des petits bouts de plastique, certains s’étant prétendument vendus à des millions d’exemplaires… Qui sait vraiment? Quoi qu’il en soit, un tas d’albums dont on parle maintenant comme de classiques ont en leur temps été totalement snobés. Toute la carrière du Velvet Underground, les débuts des Stooges… C’est essentiel dans le mythe du groupe de rock. Le génie non reconnu des vrais troubadours de leur époque. Il y a aussi ce documentaire sur Rodriguez: Searching for Sugar Man. Des milliers et des milliers de disques sont enregistrés tous les jours. Et la plupart ne sont jamais écoutés. Un tas de trucs auraient dû être énormes et ne le sont jamais devenus. Pour qu’on puisse parler de « lost record », d’album perdu, il faut généralement que 20 ans se soient écoulés. Mais moi, je savais en l’enregistrant que mon disque ne passerait pas en radio, qu’il ne se retrouverait jamais en tête des charts, et qu’il ne serait pas acclamé par les faiseurs de carrière aux États-Unis. Je n’ai pas de représentant, pas de budget marketing. La célébrité est un jeu d’argent. La publicité est toujours liée au fric. Mon album allait être négligé. J’ai donc zappé cette période pendant laquelle il aurait dû être perdu dans les limbes. Ça donne en plus à chacun l’opportunité de devenir le connaisseur qui l’a découvert -un luxe habituellement réservé aux critiques et aux DJ’s. Musicalement, l’idée était de me montrer le plus minimaliste possible. À quel point peut-on être dépouillé tout en faisant toujours de la musique? C’est le premier disque dans l’Histoire, je pense, narré depuis la position, la perspective de l’album. Le premier à parler pour lui-même, à s’adresser directement à l’auditeur.

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Tu as toujours beaucoup questionné l’industrie de la musique. Quel regard jettes-tu sur elle en 2019?

La musique enregistrée a longtemps été liée à la mafia et à l’industrie plastique. Aujourd’hui, cet aspect-là a disparu. La dimension physique s’est éteinte. La musique s’est dématérialisée. Elle est devenue de l’information. Un produit vaniteux. Une manifestation schématique de la célébrité.

Comment as-tu fait pour tenir dans ce business pendant 30 ans?

J’en parle mais je n’en fais pas vraiment partie. Tu peux être un agriculteur bio et dire à quoi ressemble l’industrie de la viande de boeuf… La musique est un lieu magique pour les enthousiastes. C’est comme une religion d’une certaine façon. Un culte de croyants qui sacrifient tout pour la beauté de ce qu’ils vénèrent. C’est la dernière poésie politique du monde moderne. Le folk et le punk restent accessibles aux gens. L’art est à la mode pour l’instant mais la peinture est intrinsèquement liée au système bancaire. Son Histoire en Italie va de pair avec celle des banques. Les Médicis à Florence, les doges vénitiens. Capitalisme, spéculations… Dans un sens, la musique est différente. Le mouvement folk était une version mélomane du réalisme social staliniste.

Qu’as-tu voulu raconter avec Stratégies occultes pour monter un groupe de rock, ce bouquin dans lequel tu interviewes les fantômes de Jimi Hendrix, Brian Jones, Jim Morrison…?

Quand j’ai écrit ce livre il y a quelques années maintenant, le rock était en train d’entrer dans les écoles. C’était différent de ce que j’avais connu. Je ne juge pas, j’observe. Quand j’ai commencé, personne ne savait vraiment comment jouer. On était historiquement déconnectés. Le Web a tout changé. Aujourd’hui, tu as toute l’ampleur de l’Histoire au bout des doigts. Mais auparavant, tu étais relativement coincé dans ta propre époque. Tu écoutais tes contemporains. Il y avait bien moins d’éducation et d’érudition musicales. Quand ces écoles sont arrivées, on en a cependant vite compris les limites. Aucune d’entre elles n’enseigne le conceptualisme, ne se penche sur le contenu, l’idéologie. Il n’y en a pas. Les groupes qui s’y créent sont des exercices formels, de l’imitation. Alors que le plus important dans un groupe, c’est sa personnalité, son cadre conceptuel. Si l’armée napoléonienne a tout conquis, c’est parce qu’elle était en mission. Pareil avec la révolution russe: l’Armée rouge pouvait triompher de tout le monde parce qu’elle menait un combat idéologique. L’idée du livre, c’est de raconter ce qu’est un groupe. Le bouquin ne parle pas vraiment de musique. Il ne dit pas comment on accorde une gratte. Il se demande tout ce que ces choses signifient. L’interview qu’on réalise maintenant et Instagram font autant partie du groupe que le concert de ce soir ou que le disque qu’on a sorti il y a quelques mois.

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Qui ont été tes professeurs à toi?

La musique avec laquelle j’ai grandi, c’était les Doors, les Beatles. Le punk, Ian MacKaye, Calvin Johnson… Mais il y en a tellement d’autres. Ce n’était pas nécessairement à travers les biographies, les interviews. C’était un tout. C’était le mythe. Il n’y avait pas d’Internet mais on avait nos propres moyens de partager l’information. La jeune génération a une connaissance bien plus poussée de la musique que la nôtre au même âge. Quand j’ai grandi, à moins d’être très sophistiqué, la seule soul que tu pouvais trouver par exemple, c’était James Brown et Otis Redding. Une manière de contrôler l’accès des gens à la musique et de garder la main sur le marché. Avant, tu découvrais les Beatles, puis tu entendais parler des Shirelles, de Soldier of Love. Et tu fouillais encore et encore. Maintenant, les gens commencent par découvrir les singles les plus obscurs. Et il n’y a aucune raison de remonter jusqu’au sommet. Le problème, c’est que les choses sont extirpées de leur contexte. Les groupes ne comptent plus autant qu’avant. Ils n’exercent plus le même rôle dans la formation de l’identité.

Qu’est ce qui les a remplacés?

Ce sont des totems physiques. Des artéfacts. La mode et le look sont plus importants que jamais. Ça devient dur maintenant de faire venir des gens à tes concerts. Tu dois presque les supplier, les payer pour qu’ils se déplacent. Avant, tu aimais les Cramps, leur musique, leur vision du monde, ce qu’ils signifiaient. L’identité aujourd’hui, ce sera davantage la question de genre par exemple. Le rapport à l’écologie…

Ta musique est sur Spotify. Tu as hésité? Tu t’es posé des questions?

Nous les musiciens sommes devenus la plus vile forme de déchets. Nous sommes totalement exploités. Je pense qu’on devrait exécuter tous les responsables de Google, Airbnb, Uber, Spotify… Les mettre dans un camp et les faire sauter avec de super explosifs. Ceci étant dit, je ne sais pas. Je n’y réfléchis pas trop. Je suis assez fataliste, je dois dire. Parce que je vis dans un monde qui est complètement déterminé par ces technologies de merde et ces psychopathes qui ont construit notre environnement. La résistance est une très belle chose. Mais quand tu croises des gens qui refusent d’utiliser un téléphone portable, tu vois des hommes et des femmes isolés et aliénés. À un certain moment donc, je me rends. Je plie, je me fais à la situation. On ne peut pas résister à la gravité… Ça me fait penser à Melville: chez lui, on ne résiste pas à l’État. L’État t’écrase. Ce sont des films souvent autoritaires. La résistance y est futile.

Touche pas à mon rock.
Touche pas à mon rock.

Il n’y a sans doute pourtant jamais eu autant d’argent dans la musique qu’aujourd’hui…

Ça, c’est certain. Tu te demandes d’ailleurs d’où vient ce fric. Avant, il n’y en avait pas. Pas un rond. Tout le monde crevait la bouche ouverte. L’argent est quelque chose de mystérieux. À un moment, un truc est arrivé et tout le monde est devenu riche. Enfin, sauf moi. Comment ça se fait? Qu’est ce qui s’est passé? Un des aspects fondamentaux de l’ère moderne, c’est qu’il n’y a plus de culpabilité autour de l’argent. Cette idée socialiste ou chrétienne que le fric va de pair avec un manque de pureté ou une certaine forme de décadence, de dégénérescence. L’argent est devenu une vertu noble. C’est comme être bouddhiste. C’est une nouvelle religion. Tout le monde est très fier du fric qu’il a. C’est un signe de santé. Dans le temps, c’était embarrassant. Je ne sais pas comment c’est arrivé. Il y a tous ces sponsors. C’est bizarre, la musique n’est plus aussi populaire que par le passé mais elle génère davantage de pognon. Dans un sens, je pense qu’elle s’est rapprochée de l’art contemporain. Il est jugé par des critiques et des experts, vendu à un prix déterminé arbitrairement. La musique n’était pas comme ça. Bien sûr, tu avais des critiques qui te disaient qu’Iggy était le meilleur. Mais à la fin, c’était surtout de savoir qui allait bousculer le public. Maintenant, tu regardes les festivals et tu comprends. Ça n’a plus rien à voir du tout avec la qualité. L’industrie se dit qu’un groupe est gros, elle le fait jouer partout, et d’office il va le devenir. Les groupes ne doivent plus être bons, drôles, catchy, intelligents… Ils sont fabriqués par Pitchfork et les organisateurs de festivals, Coachella et compagnie. Ça dégage totalement le rock’n’roll de ses racines populaires.

L’accès gratuit via YouTube et les sites de streaming ont aussi changé notre rapport à la musique…

Après deux secondes, tu t’es déjà fait ton opinion et tu es passé à autre chose. C’est un gros problème. Les singles r’n’b des années 50 avaient tous un gimmick. Puis l’album est devenu le standard. La musique a demandé plus de temps pour se développer. Avec Cluster, Neu, Can, il fallait comprendre ce qui t’arrivait. On peut comparer la musique à un échantillon de drogues. Celle moderne d’aujourd’hui qui doit te choper dans la minute, c’est comme du crack. Dans les années 70, le kraut était plutôt similaire à l’héroïne.

Lies-tu ta vision politique au rock?

Complètement. J’ai baigné dans le punk de gauche et anarchiste. Crass, Flux of Pink Indians… Quand tu étais un gamin des faubourgs, tu te débrouillais avec ce qui était distribué. Tu avais pas mal de oi!, de hardcore américain. Le punk californien est encore là mais il est devenu une vision idiote, vide et pâle de ce qu’il était. Je n’écoute pas de hip-hop. Trop macho pour moi. J’aimais bien Public Enemy. Mais je me demande si ce n’est pas lui qui l’a tué. Ça a été la même chose avec le rock dans les années 70. Quand tu commences à parler d’authenticité, tu fous tout en l’air. L’authentique, c’est de la merde. Regarde le monde autour de toi.

Comment expliques-tu la disparition de l’engagement, du contenu dans la musique?

La faute à l’argent. C’est le fric qui a vidé la musique de sa substance. Parce que tout le monde s’est mis à flipper à l’idée d’offenser qui que ce soit. Quand la musique disait quelque chose, c’était quand ceux qui la faisaient savaient qu’ils ne pouvaient pas devenir célèbres. Et ils n’avaient donc rien à perdre. Ils étaient libres. Ils ne se voyaient pas entrer dans l’Histoire. Après les Strokes, tout le rock est devenu une espèce de fame game. Un putain de lavage de cerveau…

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