Ravalement de façade

Laurent Raphaël

Pour tous ceux qui ont fréquenté un jour le XXe siècle, et donc trempé dans le grand bain analogique, il y a comme une évidence à considérer l’épidémie mondiale de numérique comme une nouvelle révolution industrielle, d’ampleur comparable à celle qui a accompagné l’invention de la machine à vapeur. Elle coche d’ailleurs pas mal de cases d’une disruption générale: transformation et parfois effondrement des piliers économiques du modèle précédent (médias, transports…), nouvelles architectures de communication (le réseau, la connectivité…), rupture brutale dans les modes de consommation (commerce en ligne, vod, streaming…), éclosion accélérée d’acteurs formatés pour ce nouvel environnement (Amazon, Uber, Google…).

Qu’on se réjouisse ou qu’on s’inquiète de ce roulé-boulé technologique, tout le monde semble s’accorder sur le constat que « le changement c’est maintenant ». À commencer par les entreprises, les politiques ou les médias qui n’ont que les mots « virage numérique » ou « révolution digitale » à la bouche, tantôt pour en vanter les mérites et les opportunités -au point qu’on a parfois l’impression que le nouveau diktat sur le marché du travail c’est marche numérique ou crève-, tantôt pour en pointer les ravages présents et surtout à venir (le jour où les robots piqueront en masse nos boulots et peut-être même aussi nos femmes et nos hommes comme dans les séries télé Real humans ou Westworld).

Ravalement de façade

Signe hautement symbolique de ce bouleversement: le roman, cet étalon culturel depuis le Moyen Âge, serait condamné. Et c’est un romancier qui l’affirme, d’ordinaire plutôt bien informé sur l’état de la société puisqu’il s’agit de Bret Easton Ellis, l’auteur culte de American Psycho. À la veille de la sortie d’un recueil de textes, de notes, de réflexions sur le monde actuel (White, Robert Laffont, sortie le 2 mai), il a donné ici et là sa vision sur l’avènement de cette société hyper connectée qui lui a fait passer le goût du roman, allant même jusqu’à troquer sa plume pour le micro d’un podcast, média plus en phase selon lui avec les moeurs de l’époque.  » Aujourd’hui, dans le monde numérique, il est plus efficace de communiquer de cette façon que par l’écrit. C’est ainsi. Pas la peine de ronchonner ni de regretter le bon vieux temps, il ne reviendra pas« , observe-t-il dans l’interview fleuve qu’il a accordée au magazine America. Un point de vue défaitiste (et largement contredit par la vivacité d’une nouvelle génération de romanciers réussissant à capturer le brouillard existentiel des millennials) qui sert peut-être avant tout à masquer une panne générale d’inspiration, ou un tempérament de mercenaire attiré par les marchés les plus porteurs, mais qui traduit en tout cas bien l’anxiété des « analogic natives » face à ce tourbillon virtuel dont ils ne seront toujours, quels que soient leurs efforts pour être dans le coup, que des pièces rapportées.

Et si on jouait en réalité à se faire peur? Et si cette insurrection technologique annoncée n’était que le fruit d’une hystérie collective entretenue par une novlangue satinée déversée par les canaux aux mains des puissants? C’est la thèse contre-révolutionnaire de deux experts français du monde digital, Jobic de Calan et Jérôme Cauchard, qui estiment que le discours binaire qu’on entend partout (technophilie béate d’un côté et apocalypse numérique de l’autre) ne reflète pas la réalité.  » Nos usages se transforment mais les fondamentaux restent. Si nous prenons moins le taxi au profit d’Uber, nous continuons de nous déplacer d’un point A à un point B. Nous possédons de moins en moins de disques (et l’on pourrait ajouter: nous louons de moins en moins de CD et de DVD, ce qui contraint même PointCulture à arrêter son activité de prêt, NDLR) , mais nous n’en écoutons pas moins de musique, via Deezer ou Spotify« , constatent-ils dans Remède contre l’hystérie numérique (Robert Laffont). Et de démonter ensuite quelques mythes, démontrant que le grand pas en avant digital est plutôt un pas de côté, comme le fait qu’Amazon va poursuivre son développement en implantant des magasins… en dur, ou que le vote électronique qui devrait logiquement remplacer le vote papier dans une démocratie 3.0 ne trouve pas ou peu preneur.  » Si le digital a changé quelque chose, c’est plus la perception du monde dans lequel nous évoluons que ce monde lui-même« , conclut le tandem. Un bon sujet pour le prochain roman de l’auteur de Moins que zéro…

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