CINQ ANS APRÈS DAMSELS IN DISTRESS, WHIT STILLMAN EST DE RETOUR AVEC LOVE AND FRIENDSHIP, SAVOUREUSE COMÉDIE DE MoeURS OÙ IL APPLIQUE LA DOUCE IRONIE DE SES FILMS NEW-YORKAIS À L’oeUVRE DE JANE AUSTEN

Whit Stillman est ce que l’on appelle un secret bien gardé, bénéficiant d’une réputation culte à défaut de notoriété largement partagée. Trop rare, assurément -cinq films à peine, en un peu plus de 25 ans. Et trop sophistiqué, peut-être, lui dont le cinéma, élégant, porte un regard en coin sur les affres, sentimentales, existentielles et autres, d’une jeunesse dorée, new-yorkaise de préférence mais pas exclusivement. Et au coeur aussi bien de Metropolitan et The Last Days of Disco, perles indie des nineties, que de Damsels in Distress, le film qui consacrait son retour il y a cinq ans de cela.

Love and Friendship, son cinquième long métrage, voit le cinéaste américain s’atteler aujourd’hui à l’oeuvre de Jane Austen, dont il adapte un écrit de jeunesse, le roman épistolaire Lady Susan, pour en tirer une savoureuse comédie de moeurs. S’il s’agit là d’un film d’époque -l’action se situe au XVIIIe siècle-, le changement de cap n’est qu’apparent. Stillman applique à la prose « austenienne » l’esprit qui faisait le sel de ses films new-yorkais, Metropolitan, celui qui le révélait en 1990, regorgeant d’ailleurs de citations de l’auteure de Mansfield Park… « Comme auteur-réalisateur, on consacre plus de temps à écrire qu’à mettre en scène, observe-t-il, en halte promotionnelle à Bruxelles entre Oslo et Paris, où il réside. Et par conséquent, on est plus obnubilé par des écrivains que par des cinéastes. Pour moi, Jane Austen est la plus importante: j’apprécie F. Scott Fitzgerald, Balzac, Tolstoï et d’autres, mais je me sens plus proche d’elle. Son oeuvre est brillante et spirituelle, et elle a en outre le don de rendre plus raisonnable et vertueux… »

L’esprit du XVIIIe

L’oeuvre de l’écrivain britannique, Whit Stillman avait déjà failli s’y frotter il y a une vingtaine d’années, lorsque la productrice Lindsay Moran l’approcha pour mettre en scène Sense and Sensibility. Peu emballé par la première mouture du scénario, et par ailleurs affairé au montage de Barcelona, son second long métrage, et à l’écriture de The Last Days of Disco, le réalisateur préféra décliner la proposition. « Je suis allé voir le film d’Ang Lee dans un état d’esprit ambivalent, et je l’ai adoré, c’était magnifique, j’étais littéralement scié. Pour moi, il n’y a jamais eu que deux adaptations de Jane Austen avant Love and Friendship: Sense and Sensibility, d’Ang Lee, et la mini-série télévisée Pride and Prejudice, avec Colin Firth et Jennifer Ehle. Les autres ne me semblent pas pertinentes, et un critique a pu écrire à raison de la version cinématographique de Pride and Prejudice que cela revenait à vouloir en faire un film de Charlotte Brontë. »

Stillman, pour sa part, a veillé à restituer à l’oeuvre de Jane Austen sa part d’humour et d’ironie, guère explorée au cinéma, et son film y trouve un ton comme un esprit particulièrement vivifiants. « Cette dimension est bien présente dans les romans, même si les adaptations successives ne l’ont guère traduite. Dans le cas présent, il y a en outre un côté extravagant et purement comique, plus dans la tradition du XVIIIe siècle, qui est aussi celui de Jonathan Swift et d’Alexander Pope, avec un point de vue stylisé sur les choses. Cette oeuvre est baignée de l’esprit du XVIIIe. » Ce qui ne l’empêche pas d’apparaître résolument moderne par les sentiments qu’elle convoque –« les choses évoluent en surface, mais la personnalité humaine n’a guère changé », relève-t-il.

Les aléas du business

Douze ans séparaient The Last Days of Disco et Damsels in Distress, les deux précédents films du réalisateur new-yorkais. « Je me suis retrouvé piégé dans une situation où l’on travaille à des projets dont aucun n’aboutit, commente-t-il, avec un soupçon d’amertume. Je ne réalisais pas le pétrin dans lequel je me trouvais, étant persuadé que quelque chose allait se produire. J’avais le sentiment d’écrire beaucoup, j’étais plutôt satisfait, mais l’une des pires choses dans le business du cinéma, c’est qu’on ignore quand rien ne se passe. Il est très facile de ne pas discerner ce que les gens de l’extérieur voient beaucoup mieux que vous, à savoir que vous ne faites pas de film… » Chat échaudé craint l’eau froide, dit-on, et Whit Stillman s’était préparé, pour Love and Friendship, à des préparatifs de longue haleine, bien conscient de la difficulté à transposer le roman à l’écran compte tenu de sa nature épistolaire, mais aussi de l’écueil qu’allait constituer le financement du film.

À l’autopsie, l’expérience s’est révélée salutaire, et si le projet s’est étiré sur de longs mois, le réalisateur a mis ce délai à profit pour tourner le pilote de la mini-série The Cosmopolitans, qu’il va développer pour Amazon, tout en peaufinant le scénario de l’adaptation de Lady Susan, qu’il a resserré pour donner à Love and Friendship son rythme virevoltant. « L’un des aspects positifs de l’affaire, c’est aussi que nous avons disposé de 18 mois pour le casting. Emma Greenwell, une actrice qui avait auditionné pour The Cosmopolitans, m’a ainsi semblé convenir parfaitement pour le rôle de Catherine Vernon dans Love and Friendship, et il y a eu beaucoup de situations semblables. Travaillant avec Chloë Sevigny pour The Cosmopolitans, j’ai pensé à elle pour le film… »

Connexions souterraines

L’actrice y retrouve Kate Beckinsale, sa complice/rivale de The Last Days of Disco, accréditant l’idée d’une connexion souterraine entre les différents films du réalisateur, hypothèse qu’il accueille avec un large sourire. Si on l’a souvent comparé à Woody Allen, il y a du reste incontestablement une « Stillman touch », l’auteur passant les relations d’amour et d’amitié –Love and Friendship pourrait constituer le titre générique de son oeuvre- au filtre d’un mélange délicatement enivrant de dandysme, d’esprit et de mélancolie. Nulle surprise, dès lors, à voir son cinéma se conjuguer exclusivement au passé, trait dont ce nouveau film constitue l’expression la plus manifeste. « Je n’ai jamais tourné de film contemporain, en effet, à l’exception du pilote de The Cosmopolitans, basé toutefois sur une histoire se déroulant quelques années plus tôt. J’ai besoin de temps pour traiter l’information et les souvenirs, et être en mesure de les dramatiser, ce que je suis incapable de faire avec le présent. Si quinze ans se sont passés, je peux identifier une certaine structure narrative. Metropolitan a constitué une mine d’or à cet égard, parce que j’étais à distance idéale pour l’écrire. Je m’y suis attelé alors que j’avais 33 ou 34 ans, au départ d’expériences que j’avais vécues quinze ou seize ans plus tôt. L’action principale se déroulait la semaine précédant Noël, et le reste, la semaine suivante, il y avait donc unité de temps comme de lieu: en termes de matériel, c’était un rêve… »

Whit Stillman a su en tirer un modèle de comédie de moeurs, ancrée dans son temps mais transcendant les époques, comme pour mieux explorer la géographie des sentiments, cette science inexacte et complexe dans laquelle les (nombreuses) femmes qui peuplent ses films semblent toujours avoir une longueur d’avance sur leurs partenaires masculins. Et Lady Susan de s’inscrire dans la lignée d’une galerie de personnages féminins ayant imprimé leur perspective sur son cinéma, Damsels in Distress, ou non…

RENCONTRE Jean-François Pluijgers

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