LA ROCK CRITIC A-T-ELLE ENCORE SON MOT À DIRE? LESTER BANGS, NICK KENT ET ALAIN PACADIS ONT-ILS DE PLUS OU MOINS DIGNES HÉRITIERS? PEUT-ON ET DOIT-ON ÉCRIRE SUR LA MUSIQUE COMME IL Y A 40 ANS? COUP D’OIL APPUYÉ DANS LE MIROIR DÉFORMANT ET NARCISSIQUE DE LA PRESSE MUSICALE.

 » Ecrire sur la musique, c’est comme danser sur l’architecture« , prétend un célèbre adage. Quelques-uns (la rock critic est aisée mais l’art est difficile) des auteurs, journalistes et maintenant bloggeurs qui ont décidé de lui consacrer heures perdues ou vie pourrie n’en sont pas moins parvenus à faire rocker les mots, rapper le verbe, twister la page… Si aujourd’hui, l’industrie est en pleine mutation, la critique rock l’est forcément aussi. On ne peut plus écrire sur la musique en 2012 comme on le faisait au début des années 70 ou même au milieu des années 80.  » Il y a 25 ans, c’était le désert culturel en France, se souvient Jean-Daniel Beauvallet, journaliste musical, co-fondateur et co-rédac chef des Inrockuptibles. Personne n’avait accès facilement aux disques. L’information à leur sujet était moins abondante. La presse musicale vendait du mystère et du rêve. Nous critiquions des albums sur lesquels personne n’avait encore eu l’occasion de jeter une oreille. »

 » Dans le temps, on pouvait lire une chronique 10 à 15 fois en essayant d’imaginer la musique dont elle nous parlait. Aujourd’hui plus besoin. Quelques clics suffisent pour l’écouter« , abonde Lelo J. Batista qui bosse chez Noise et Tsugi…

En une phrase comme en 100, la littérature rock avait autrefois plus d’intérêt, de poids et de crédit. Christian Eudeline (VSD, Les Echos), le frère de Patrick, va jusqu’à affirmer que la presse spécialisée n’a plus vraiment lieu d’être.  » A quoi bon? Tu as déjà Télérama qui fait des couvertures avec Devendra Banhart et Arcade Fire. Tu sais tout sur Ultra Orange et Emmanuelle Seigner en lisant le Elle… Le papier va mal. Et la presse musicale est évidemment concernée. Qui a encore l’envie et le temps de lire des articles au long cours à l’heure de la culture zapping? »

De son côté, Jean-Louis Murat est en tout cas persuadé que la critique n’exerce plus aucune influence sur les lecteurs et les ventes.  » On sait que c’est d’une inefficacité totale. Il y a 20 ans, quand tu avais un bon article, tu savais que ça allait t’aider à attirer les gens dans les magasins et dans les salles. Aujourd’hui, c’est le contraire. T’as des reviews et tu te dis: « Merde, si le papier est bon, ils vont vider mes concerts, ces cons!  » Les critiques français se sont discrédités. Par leur frilosité, ils sont même en partie responsables de la crise du disque. »

Tous les 4 semblent en convenir. Aussi étonnant que cela puisse paraître, la connaissance des journalistes musicaux s’est pourtant étoffée. L’info a perdu en tripes mais gagné en fiabilité.  » Dans tous les journaux et les magazines aujourd’hui, du Figaro au Parisien, tu rencontres des mecs qui s’y connaissent mieux que les spécialistes de Best et de Rock & Folk il y a 25 ans, affirme Christian Eudeline. Mon frère est plutôt un romancier, un journaliste gonzo. Ça fait rêver. Ce sont les histoires de Tonton Patrick. Mais Lester Bangs, c’était pas ma génération. Moi, je suis attaché aux faits historiques. D’ailleurs, je me suis mis à écrire sur la musique, fin des années 80, parce que j’étais catastrophé par les inepties que je lisais. Même dans la presse spécialisée. Ça me faisait grimper aux murs. Je connais des mecs qui ont interviewé McCartney et qui ne connaissaient pas un mot d’anglais. Le lendemain, ils te racontaient ce qu’ils voulaient. »

 » Certaines histoires étaient jadis montées de toutes pièces. Des fictions pures et simples, confirme Beauvallet. En attendant, le journalisme gonzo a participé au phénomène rock. La légende est plus belle que la réalité. Une vraie cassure s’est opérée au début des années 80. A l’époque, Simple Minds est tous les mois en couverture de Best. On parle de Kajagoogoo et de Samantha Fox dans le NME… Le rock se professionnalise avec le CD. Les enjeux commerciaux deviennent colossaux. Et le marketing prend le dessus. »

Le boss des Inrocks évoque des situations dans lesquelles les journalistes devenaient pratiquement des outils de propagande.  » Ils partaient écouter un disque aux Bahamas, parce que c’est le seul endroit où on pouvait jeter une oreille dessus, et dans l’avion du retour un plan d’article leur était distribué par des maisons de disques. Nick Kent qui fait des overdoses avec Keith Richards, ce n’est plus possible aujourd’hui. Les artistes sont protégés de manière presque paranoïaque par des entourages qu’on ne peut plus contourner. »

Lui a fui le business sclérosé. Il vit en Angleterre depuis 17 ans maintenant. Une situation qui lui permet de faire de l’investigation, de nouer des contacts privilégiés. De monter plus facilement des interviews et des concerts.  » Paris est cynique. On ne prend pas de risque. On se copie les uns les autres. On préfère attendre les CD des maisons de disques et paraphraser un dossier de presse que de devoir partir en quête d’information. Il faudrait que tout soit bien rangé. On attend que les groupes aient fait leurs preuves. Je me suis parfois planté. On sait que certains ne feront que passer. Mais on ne signe pas un contrat de mariage. Je n’ai pas l’impression que les mentalités soient en train de changer. Des collègues m’avouent qu’ils ne savent toujours pas télécharger.  »

 » 50 % des gens qui écrivent sur la musique ne sont pas payés. Et 50 % ne savent pas écrire. Mais des jeunes arrivent, insiste Batista. Ils viennent souvent du Net. Sont nés en 1987 ou 88. Et ont une vraie connaissance de la musique. La critique rock se féminise aussi. Je vois débarquer pas mal de filles super calées qui ont du style.  »

 » La culture des journalistes est peut être plus grande que dans le temps. Moi je constate que les papiers sont beaucoup moins bons, assène Murat. On peut juger de l’esthétique d’un bâtiment sans avoir fait 20 ans d’archi. J’ai été marqué par une phrase d’un critique de théâtre. On le traitait d’âne parce qu’il n’avait jamais écrit de pièce. Il avait répondu: « A ce rythme-là, il n’y aurait que les poules qui pourraient juger de la qualité d’une omelette.  » Les commentaires les plus pertinents au sujet de ce que je fais émanent de gens qui ne sont pas des spécialistes.  »

Blog à part

Face à l’espace rédactionnel limité accordé à la musique dans la presse et au manque cruel de prise de risque de nombreux médias papier, Internet semble la solution toute trouvée. Paradis artificiel de la liberté absolue. Si Lelo J. Batista peut faire parler sa plume dans Noise et Tsugi, il tient aussi « J’irai Verser du Nuoc-Mam sur tes tripes », un blog joliment sous-titré  » une spectaculaire absence de décence et de bon goût à la disposition gratuite et illimitée d’un groupe non quantifiable d’incapables, de ladres et de fainéants« .  » Je ne me sers pas de mon blog pour poster des textes qu’on refuse de publier ailleurs. Perso, c’est plus une question de format que de liberté. Ça me permet notamment l’utilisation de son, de vidéo. La presse musicale papier semble vouloir se battre contre le Net avec les armes du Web. Des articles très courts où on n’apprend plus rien. Aujourd’hui, si tu sors 5 ou 6 euros, tu veux trouver des trucs à lire. Du fond. Des choses différentes. Bien sûr Internet permet de ne pas devoir se soucier de la taille de tes papiers. Mais il reste quand même encore laborieux de lire des tartines sur un écran d’ordinateur. »

Ce qui pourrait bien changer tout de même. Avec l’évolution des technologies. Si Jean-Daniel Beauvallet reconnaît avoir repéré et récupéré des collaborateurs dans des blogs comme jadis dans les fanzines, dont ils sont dans le fond la version moderne, il souligne un problème récurrent d’écriture. Comme dans Pitchfork, dont il apprécie les choix mais pointe le côté étudiant qui étale son vocabulaire pompeux. Ou comme chez tous ces types qui se prennent pour les glorieux aînés à la Bangs/Kent/Pacadis.  » Ils n’en ont ni le talent ni les contacts. Et ils ne vivent pas aux mêmes époques. Raconter une virée de Sébastien Tellier, désolé c’est pas faire la bringue avec Keith Richards. »

« Commentateurs de chez Ikea »

Ce que la critique rock est devenue, Jean-Louis Murat, ça le fait bondir. Vomir même.  » Les jugements qu’on peut porter sur nous sont toujours empreints des mêmes références réductrices: Charles Trenet, David Bowie, Barbara, Janis Joplin. En France, dès que tu fais 3 accords en soufflant dans un harmonica, on te compare à Dylan. Dès que tu veux raconter une histoire, on vient te faire chier avec Brassens. Dès que tu chantes fort, on te parle de Brel. Le carcan est étouffant. Il stérilise tout. C’est un cauchemar. »

Poids du passé? Inculture? Selon l’Auvergnat, plusieurs grands maux gangrènent la critique.  » Souvent, les journalistes musicaux sont des monstres de références et ils n’écoutent plus les disques. C’est leur culture qui les entend. Comme ce sont des maniaques de la forme, ils enferment tout le monde dedans. Or la mort de la musique qu’on aime, la fin d’une expression artistique, c’est quand elle devient un strict triomphe de la forme sur le fond. Comme le dernier Björk. Le fond, les critiques s’en balancent. A force, on dirait des commentateurs de chez Ikea. Ils ne jugent plus que la ligne des canapés. A la rigueur leurs couleurs. C’est aussi inintéressant pour les musiciens que pour les lecteurs. »

Il n’y aurait donc pas qu’une crise du disque. Il y aura aussi une crise du commentaire sur la musique et les chansons.  » La critique n’existe plus. Elle n’est que réactions épidermiques. Elle est devenue une forme d’inquisition, de censure. Une espèce de police judiciaire qui s’est enfermée dans les références et ne peut plus penser qu’à travers elles. Souvent, on a l’impression que les critiques avancent sur nous comme les Tutsis sur les Hutus ou l’inverse. Machette à la main. C’est contre-productif. L’an dernier, sur 30 interviews données, j’ai 28 entretiens reproduits. Je peux faire Rock & Folk, Rolling Stone, machin machin… Les mecs n’interprètent plus rien. C’est facile de dérouler une cassette. Ils lancent leur magnéto. Prennent les réponses. Refont des questions. Et gardent leur jugement à l’emporte-pièce. Pour nous qui faisons des disques, c’est un fardeau. Il y a 50 ans, un siècle, dans la littérature et dans le théâtre, la critique avait un effet d’aiguillon sur la société. De nos jours, dans la musique, elle a l’effet d’un barrage de police la nuit en rase campagne. Elle ne se livre plus à la moindre analyse. »

D’autant plus inquiétant que la musique est partout. Tout le temps. Et qu’on n’a sans doute jamais eu autant besoin de guides qu’aujourd’hui. Write and see…

TEXTE JULIEN BROQUET

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