DEUX DÉCENNIES DURANT, TENNESSEE WILLIAMS A INSPIRÉ LE MEILLEUR DU CINÉMA AMÉRICAIN, DE KAZAN À MANKIEWICZ. LA CINEMATEK CONSACRE UN CYCLE À L’APPORT CONSIDÉRABLE DU DRAMATURGE QUI AURAIT AUJOURD’HUI 100 ANS.

« Celui qui n’est pas maître de son esprit est comme une cité sans défense. » Devant des paroissiens médusés, Richard Burton se lance dans une interprétation hallucinée des Ecritures. Et ouvre The Night of the Iguana sur un mode exalté qui ne se démentira guère par la suite, dans la touffeur du Mexique, où le prêtre défroqué accompagne un groupe d’enseignantes américaines, et une nymphette, Sue Lyon, celle-là même qui embrasait le Lolita de Kubrick 3 ans avant de venir semer le trouble dans le film de Huston. Si l’on a pu reprocher à ce dernier de ne traduire qu’improprement l’univers de Tennessee Williams, c’est pourtant précisément dans cette faille que le dramaturge portera le fer, auscultant les faiblesses de l’homme dans sa solitude profonde, et esquissant, au-delà, le suffocant portrait du sud états-unien, de la Grande dépression aux balbutiements de l’après-guerre -horizon brûlant balayé, à l’occasion, par un vent de folie, l’une des thématiques récurrentes de l’£uvre.

Incandescente, la matière a électrisé les planches de Broadway dès 1945. Il ne faut guère attendre pour qu’il en aille de même des plateaux de cinéma, Irving Rapper étant le premier, en 1950, à adapter un texte de Williams, La Ménagerie de verre, avec Kirk Douglas et Jane Wyman .

Cruauté et fièvre destructrice

Douze mois plus tard, c’est au tour d’Elia Kazan de tirer un film d’une pièce qu’il avait déjà montée 4 ans plus tôt, Un tramway nommé désir -un classique qui consacre un mythe instantané, Marlon Brando, dont l’ironie voudra qu’il soit le seul des acteurs principaux du film à ne pas obtenir d’Oscar. Qu’à cela ne tienne: dans le décor miteux d’un appartement de La Nouvelle-Orléans, Kazan passe au scalpel les rapports entre les êtres -soit, en l’occurrence, Blanche Dubois, jeune femme mythomane venue retrouver sa s£ur Stella, et son rustaud de mari, Stanley Kowalski, achevant ainsi de rompre un équilibre précaire. La suite sera faite d’affrontements cruels jusqu’au malaise, se déroulant dans une arène en proie à une fièvre destructrice, avec le délire pour issue éventuelle.

Emblématique, le film de Kazan est le premier d’une série d’adaptations de haut vol de l’£uvre de Williams. Mieux même, 2 décennies durant ce dernier vaudra au cinéma hollywoodien quelques-uns de ses films les plus marquants, s’imposant comme le plus cinématographique des dramaturges américains modernes. Son écriture se prête idéalement à la transposition en effet, là où les territoires où il s’aventure sont de ceux qui enflamment la pellicule. Avec pour effet que, sans chercher à occulter en rien leurs origines théâtrales, les films inspirés de ses pièces affichent une remarquable constance dans la qualité, soutenue par des réalisateurs de premier plan, les Mankiewicz, Losey et autre Lumet. S’agissant de La Chatte sur un toit brûlant de Richard Brooks ou de Soudain l’été dernier de Joseph Mankiewicz, on peut même parler d’authentiques chefs-d’£uvre, où l’exploration de l’âme humaine ne s’embarrasse pas plus des tabous de l’époque, tels l’homosexualité, que de quelconques limites; la folie n’y est certes pas douce, qui trouve même une expression proprement terrifiante dans le film de Mankiewicz, où le cannibalisme est par ailleurs l’une des expressions de la déliquescence de toute chose.

Grandeur et décadence

La déchéance est là aussi, toute proche, qui semble devoir aspirer les êtres -star déclinante de Doux oiseau de jeunesse, de Brooks encore, ou actrice sur le retour du Visage du plaisir de Quintero, adaptation par ailleurs médiocre de The Roman Spring of Mrs Stone-, en dépit de gesticulations dérisoires orchestrées en un flux tendu de passions et de désir, d’envie et de jalousie, d’hypocrisie et de mensonge. « Je bois par dégoût de la dissimulation », observe Paul Newman dans La Chatte… , en un effort pathétique pour s’exclure d’un jugement impitoyable. Pas de happy end à attendre, nous dit encore le Williams de Propriété interdite, mémorable exploration, par la caméra feutrée de Sydney Pollack, du Deep South de la Grande dépression; ou alors ambigu tant les êtres se seront déchirés avant d’être rendus à l’existence, en un mouvement qui, devant la caméra, trouve généralement une ampleur troublante.

Pendant de cette densité: des rôles magistraux, incarnés par des acteurs ne l’étant guère moins. Si des réalisateurs parmi les plus prestigieux se sont emparés de ses écrits, que dire de ceux qui se sont bousculés devant leur caméra! Brando, Newman, Lancaster, Gardner, Clift, Hepburn, Magnani, Malden, Leigh, Page, Redford, Beatty, les Taylor-Burton, ensemble ( Boom! de Losey) ou séparément, il y a là la crème de plusieurs générations d’acteurs d’Amérique et d’au-delà qui, pour certains, ont trouvé leurs meilleurs rôles -Natalie Wood n’a jamais été aussi belle et émouvante que dans Propriété interdite; Elisabeth Taylor plus bouleversante que dans Soudain l’été dernier; et que dire du Karl Malden pathétique de Baby Doll, scénario sulfureux que Williams écrivit spécialement pour Kazan, lui qui contribua encore aux dialogues du merveilleux Senso de Luchino Visconti? Après celle, magnifique, de Pollack, en 1966, les adaptations de Williams au grand écran se feront pourtant rares, et surtout anecdotiques -n’était celle de La Ménagerie de verre, par Paul Newman, en 1987. L’Amérique avait bien changé, il est vrai. Et son cinéma avec elle…

u CYCLE TENNESSE WILLIAMS, CINEMATEK, BRUXELLES, JUSQU’AU 30/04.

u WWW.CINEMATEK.BE

TEXTE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS

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