AVEC SOMMEIL D’HIVER, L’oeUVRE DE NURI BILGE CEYLAN CONNAÎT UNE FORME D’ABOUTISSEMENT, AU CARREFOUR D’ENJEUX HUMAINS, PHILOSOPHIQUES ET ESTHÉTIQUES. UN FILM LOGIQUEMENT RÉCOMPENSÉ DE LA PALME D’OR LORS DU DERNIER FESTIVAL DE CANNES.

Entre le cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan et le festival de Cannes, il y a déjà une longue histoire, entamée en 1995 avec son premier court métrage, Koza, et balisée ensuite des distinctions glanées successivement par Uzak, Grand Prix en 2003, Climates, Prix de la critique en 2006, Les Trois Singes, Prix de la mise en scène en 2008, et Il était une fois en Anatolie, Grand Prix en 2011. C’est dire si la Palme d’Or octroyée à Winter Sleep (Sommeil d’hiver) en mai dernier s’inscrivait dans la logique des choses, venant couronner l’un des plus grands auteurs de son temps, le tenant d’une oeuvre aussi exigeante que passionnante. Quelques jours avant cet heureux dénouement, c’est un réalisateur détendu qui accueillait sur la plage du pavillon turc du festival. Et d’évoquer, à mots comptés, la genèse de son film. « Plusieurs nouvelles de Tchekhov m’ont servi de point de départ. J’y ai apporté des changements, afin de les inscrire dans le contexte de l’Anatolie, une région où vivent désormais beaucoup d’intellectuels. Je connais d’ailleurs un acteur tenant un hôtel ressemblant à celui du film…« Lequel s’appelle incidemment « Othello », en un clin d’oeil à Shakespeare, que Ceylan cite bien volontiers au nombre de ses inspirations.

Remise en question

Evolution sensible par rapport aux Trois Singes et à Il était une fois en Anatolie, Winter Sleep s’appuie sur des dialogues imposants: « J’ai voulu faire un film plus théâtral, approuve le réalisateur. A mes débuts, je cherchais à être naturaliste. Mais les temps ont changé, et le naturalisme est désormais la panacée. J’ai donc voulu pour ma part recourir à des dialogues plus sophistiqués, en m’autorisant la liberté d’un romancier. Chez Dostoïevski, même l’individu le plus démuni s’exprime comme un intellectuel -postulat valable a fortiori dès lors que le protagoniste central du film était un acteur.« Pour incarner ce dernier, le réalisateur a fait appel à Haluk Bilginer, comédien au parcours théâtral conséquent, et que l’on a pu voir au cinéma chez Tom Tykwer (The International) ou autre Mira Nair (The Reluctant Fundamentalist) -« il était mon unique choix. Il fallait que je trouve des acteurs qui puissent être à l’aise avec un texte fort littéraire, ce qui est difficile. Le casting était donc essentiel, même si nous n’avons guère travaillé en amont. Je n’aime pas le faire, parce que si le processus est peut-être nécessaire, il me paraît aussi artificiel.  »

Le résultat est on ne peut plus concluant, qui voit les trois protagonistes centraux du film se déchirer au gré de joutes verbales savamment ciselées par Ceylan et sa femme, Ebru. Eprouvée film après film (à l’écriture, mais aussi à l’écran, comme dans Climates, dont ils tenaient les deux rôles principaux), leur collaboration trouve ici une expression particulièrement aboutie: « Ebru est la seule personne dont je ne puisse me passer. Elle est fort réaliste, peut-être plus que moi. Et il n’y a personne avec qui je puisse me quereller comme avec elle. En Turquie, du fait de mon expérience et, peut-être, de ma renommée, il est rare que mes collaborateurs osent me contredire. Mais avec ma femme, cela ne se passe pas comme ça (rires): on se bagarre. Elle conteste chacune de mes idées, et il nous arrive de nous disputer jusqu’à l’aube. Mais de la sorte, chaque proposition se voit vraiment remise en question, et je trouve cela bénéfique.« Et de fait, Winter Sleep tend à une intense vérité humaine. A quoi l’on serait enclin à ajouter une portée métaphorique, le film, par les questions qu’il soulève, semblant aussi dialoguer avec une réalité turque mouvante; une perspective qu’atténue toutefois Nuri Bilge Ceylan: « Le climat politique en Turquie n’a pas influencé le film, qui a été écrit, et tourné bien avant les événements de l’année dernière.« Ce qui ne l’empêchera pas de dédier sa Palme d’Or à la jeunesse turque, et à ceux et celles y ayant perdu la vie…

ENTRETIEN Jean-François Pluijgers, À Cannes

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