LA FOIRE DU LIVRE EST DÉDIÉE CETTE ANNÉE AUX FEMMES. NOUS AVONS DONC DEMANDÉ À LA FINLANDAISE SOFI OKSANEN, PRIX FEMINA 2010 POUR PURGE, DE LAISSER LIBRE COURT À SON FÉMINISME. CHIC ET CHOC.

Je suis quelqu’un de très futile: en ce qui concerne l’habillement, je considère l’esthétique comme un facteur essentiel, plus que le caractère pratique. Mes grands amours, les chaussures à talons et les corsets, sont des symboles de féminité par excellence, et ils sont tout sauf pratiques.

Si les podologues se tracassent toujours pour l’effet des stilettos, les utilisatrices de corsets ne se voient plus prédire de scoliose ou de tuberculose. Néanmoins, ces accessoires portent toujours le sceau d’une morale suspecte. La Finlande étant le pays luthérien modèle de l’habillement pratique, je suis continuellement appelée à expliquer mes goûts. L’inverse est beaucoup plus rare: nul n’a besoin de se justifier pour porter des Birkenstock. Pourquoi le fait d’accentuer la différence entre les sexes devrait-il être un usage exceptionnel, qui conduit à rendre des comptes?

La norme de l’habillement pratique n’est pas une évidence. Le confort en soi est une caractéristique assez récente, à l’égard de l’habillement, et on ne lui accorde certainement pas une grande importance depuis des siècles, car beaucoup de choses étaient désagréables, autrefois, à commencer par les soins dentaires. À l’époque du laçage serré, rares étaient celles qui se plaignaient de l’inconfort de leur corset, et le mot d’origine française « comfort » n’apparaît qu’en 1815.

Lorsque les Lumières ont érigé le naturel en idéal de beauté et que la Révolution française a éclaté, les corsets serrés, symboles du statut de la haute société, ont été temporairement mis à l’index. Le corps qu’ils façonnaient fut tenu pour contre-nature et leur forme fut changée pour devenir « naturelle ». Comme on peut le voir sur les portraits de l’époque, le naturel aussi est une notion relative et temporelle.

Les impératifs de confort, de naturel et de santé, dans la conception de la beauté occidentale culturellement fabriquée, ont atteint des rôles décisifs. Ainsi, une femme qui fait de la gym pendant des heures pour chasser la cellulite (une chose biologiquement naturelle) ne sera pas taxée de superficialité; son activité, au contraire, est déguisée en quelque chose d’acceptable par la rhétorique de la santé. C’est hypocrite, moi je dis.

En Finlande, la norme de l’habillement pratique se rattache à l’idéal d’égalité des sexes et au fait que l’épithète la plus importante pour une femme finlandaise est « salariée »: le goût du futile relève de la folie, qualité typiquement féminine, et remet donc en question les compétences professionnelles. Autrefois, il était indispensable de souligner la féminité, parce que la position socio-économique de la femme était conditionnée par un bon mariage. Ce n’est plus le cas; par conséquent, l’effacement de la différence entre les sexes est un signe d’émancipation et d’indépendance.

Puisque chaque époque se voit comme une ère réformiste, chacune a besoin aussi de sa propre symbolique pour représenter le monde réactionnaire. Le féminisme occidental diabolise les symboles de la femme soumise, tels que les chaussures à talons et les corsets: leur usage représente l’imitation du système hétéro-patriarcal et, partant, sa perpétuation. L’histoire de l’émancipation de la femme occidentale s’est créée en brûlant des symboles, le soutien-gorge se retrouvant sur le bûcher comme les sorcières de jadis. J’affirme toutefois que le soin de l’apparence n’a pas perdu son statut de travail officieux de la femme. Seuls ses outils ont changé: le corset de satin s’est transformé en corset musculaire. Je parie que dans les siècles à venir, les chercheurs s’étonneront du fait que les femmes ne se plaignaient pas le moins du monde de l’inconfort de leurs opérations de chirurgie esthétique -de même que les femmes ne s’étaient pas plaintes non plus à l’époque du laçage serré.

Sur des talons aiguilles, la cheville est élevée et la jambe allongée. Chez de nombreuses espèces animales, c’est un signe biologique de maturité sexuelle, du statut d’objet de convoitise. Par la même occasion, les fesses des femmes sont mises en relief de 25 %. L’imagerie fétichiste associée aux corsets et aux chaussures est connue par l’histoire de l’art, où ils se réfèrent à la chambre à coucher et à la débauche. En même temps, la valeur par défaut est fluctuante selon que la tendance de la femme au sex-appeal est associée à la recherche d’un profit économique, autrement dit à la prostitution. Mais n’est-ce pas là dénigrer voire condamner la sexualité de la femme? Pour moi, ces instruments de tentation ne sont qu’une invitation à la jouissance. Les chaussures et les corsets sont bien les fétiches les plus courants: ils ont un pouvoir sexuel.

Outre le statut de femme soumise et la restriction de la liberté de mouvement, ces instruments de tentation peuvent donc désigner aussi une femme phallique, omnipotente. Et certes, avec des chaussures à talons, je sais bien que tout est possible. Factuellement: si on arrive à courir avec des talons, on arrive à faire n’importe quoi. Les aristocrates du XVIIIe siècle considéraient les corsets modelant un dos droit comme des signes de haute morale. Seule une femme au laçage relâché était moralement relâchée. Bien entendu, on se sent rarement une vie aussi bien réglée que dans un corset dont la ferme étreinte est un pur gloria à la différence entre les sexes. Et lâchement lacé, c’est donc un pur préliminaire.

TRADUCTION DU FINNOIS PAR SÉBASTIEN CAGNOLI.

SOFI OKSANEN

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