La réédition de la discographie de la Centrale électrique – amputée de ses 3 premiers albums – impose une question: pourquoi ce groupe qui fréquente la modestie sonore est-il devenu une monumentale référence?

Le triomphe de l’identité allemande

Ils auraient fait un joli casting dans n’importe quel ministère de grise allure: coiffures de sous-préfecture, costumes du même ton No Future, avec un dernier sourire qui remonte au lancement du Spoutnik. Dans la musique électronique des années 70, Kraftwerk tranche langoureusement sur la concurrence. Ici, ni patchouli, ni chilum, ni shit-party: Kraftwerk se présente comme un groupe sain de la Nouvelle Allemagne, celle de Telefunken, des autoroutes impeccables et de la machine à laver increvable. Au début (1970-1973), avant la réédition qui nous préoccupe, ils ne sont que 2: Ralf Hütter et Florian Schneider. Ce dernier, qui a finalement quitté le groupe en 2008, est le plus formidable: non seulement il joue de la flûte traversière mais semble sortir d’un film fassbinderien (1). Avec Hütter, qu’il rencontre en 1968, il fonde un ensemble où il exprime sans ambages son fétichisme sonore. Ce fils d’architecte a compris que la distance la plus juste entre 2 synthétiseurs, ben oui, c’est Kraftwerk.

La parabole politique

Kraftwerk n’est pas un groupe politique au sens idéologique: il peut tout autant être libéral – il fait chauffer sa petite entreprise indépendante que conservateur : son Autobahn n’est-il pas une apologie du système de déplacement/consommation de l’Allemagne florissante? Plus intéressant encore: leur philosophie métaphorique, idiomatique . Bien avant que la science n’officialise le clonage, le groupe propage l’idée que la copie est la meilleure amie de l’infini. Et de l’Homme. En fabriquant des doubles robots – dès Trans-Europe Express en 1977 -, Kraftwerk montre son sens du conceptuel. Une forme d’observation de la vie courante peuple ses chansons, comme son humour: Ohm Sweet Ohm en est un exemple… Peut-être parce que ses 2 fondateurs sont nés respectivement en 1946 et 1947. Et ont grandi au son réformiste de l’Allemagne nouvelle, de la Guerre Froide, des promesses d’Adenauer mais aussi du raz-de-marée de l’extrême-gauche seventies: quand The Man-Machine sort en mai 1978, on peut penser que le concept est bel et bien lié au séisme qui vient de secouer le pays, à l’aliénation, à l’automation de la machine comme de l’esprit. Mais, en-dessous des sequencers kraftwerkiens, bat le c£ur d’une européanité qui promet de meilleurs lendemains…

L’internationale du rythme

Dans les premiers disques surtout, Kraftwerk abolit complètement le temps: sur Autobahn, le premier morceau dure presque 23 minutes. Il est bien sûr répétitif mais à la manière des paysages qui défilent entre Cologne et Berlin: toujours les mêmes routes à 4 bandes et les pissotières métronomiques, jamais la même couleur de ciel. Kraftwerk, c’est le détail qui tue. Sa façon d’introduire la différence dans la similitude va servir de borne rythmique à plusieurs générations: de la house au rap. Ses morceaux les plus catchy (…) sont le plus souvent composés sur un minimum d’accords mais avec suffisamment d’accointances universelles que pour séduire, de New York à Delhi. Les mots sont, eux aussi, essentiellement utilisés pour leur valeur et couleur rythmique. Autre trouvaille majeure: Kraftwerk abolit la différence entre studio et scène. Celle-ci devient son studio, au nom basique, Kling Klang. Toujours l’enfance de l’art… Et celle-là va toucher non seulement les scènes électro et techno – de Front 242 à Aphex Twin -, rock – de U2 à Coldplay – mais aussi nombre d’artistes non blancs: Afrika Bambaataa le prouvera dans son magistral recyclage Planet Rock. Ou, plus récemment, Jay-Z et Foxy Brown, en empruntant le riff de The Man-Machine dans Sunshine… Kraftwerk, c’est un gimmick unique qui aurait de l’âme et de la ressource…

(1) Fassbinder utilise du Kraftwerk dans Russian Roulette et Berlin Alexanderplatz.

Texte Philippe Cornet

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