Jia ZhangKe poursuit son exploration des transformations de la Chine dans un film aux frontières du documentaire et de la fiction. Et réussit à faire intensément converger l’Histoire et l’intime.

En une dizaine d’années et moitié moins de films, Jia ZhangKe s’est imposé comme l’un des observateurs les plus avisés et, surtout, les plus inspirés, des mutations profondes de la société chinoise. De Platform à Still Life, un monde a changé, en même temps que la perspective de l’£uvre allait s’élargissant.

24 City apporte une pierre particulièrement riche à l’édifice patiemment bâti par le réalisateur. Autour du démantèlement d’une usine d’aéronautique, Jia ZhangKe revisite 50 ans d’histoire chinoise, orchestrant une stimulante collision entre passé et présent. A mi-chemin du documentaire et de la fiction – le film consiste, pour une large part, en témoignages face caméra d’ouvriers de l’usine, mais aussi de comédiennes-, 24 City éclaire un destin collectif d’une part significative d’intimité, se laissant gagner par une bouleversante et mélancolique intensité à mesure que l’humain s’y impose. Une £uvre magnifique, par un cinéaste majeur, rencontré longuement au lendemain de la projection du film en compétition à Cannes – un festival qu’il retrouvait, six ans après Unknown Pleasures.

Pourquoi avoir adopté une forme recourant à la fois au documentaire et à la fiction?

A l’orgine, 24 City devait être un documentaire dépeignant l’histoire et les souvenirs des travailleurs de l’usine 420, à Chengdu. Pendant que je les interviewais, j’ai réalisé que la fiction pouvait également jouer un rôle. Quand des gens se remémorent leurs souvenirs, l’imagination se fraye un chemin parmi les faits et on est confronté à un mélange de réalité et de fiction. Voilà, bien souvent, en quoi consiste l’Histoire, et cela me semblait le meilleur moyen de faire face à cette partie de l’histoire de Chine.

J’avais le sentiment que, si l’on ne parlait que de faits concrets, les sentiments et sensations liés aux souvenirs de ces travailleurs s’en trouveraient affaiblis. Le mélange de la fiction et des faits permet aussi au film de gagner en complexité, ce qui ajoute à la notion même d’Histoire. Je ne voulais pas simplifier ce qui s’était produit.

24 City montre une société confrontée à une profonde mutation économique, dont le pendant est un individualisme croissant.

Filmer l’usine 420 a permis de mettre ce processus en valeur, parce qu’elle a été construite en 1958, à une époque où la Chine vivait pleinement l’expérience du socialisme, alors qu’à la fin des années 70, le socialisme commençait à mourir, et qu’aujourd’hui, nous sommes dans une économie démocratique. Cette mutation s’est accompagnée de changements profonds: par le passé, l’accent était mis sur la communauté et le collectif, qui imposaient des restrictions et des limitations, au détriment de l’individu. Depuis, les changements sont allés dans le sens de la recherche d’une liberté plus grande. Zhao Tao, l’actrice que l’on voit à la fin du film, représente la jeune génération chinoise qui dit adieu au passé, guidée par son droit à plus d’individualisme. C’est l’aboutissement du processus.

Votre film est bercé de mélancolie, qu’il s’agisse du personnage de Little Flower, qu’interprète Joan Chen, ou de ce poème, que l’on peut lire à la fin:  » Rien que le côté de toi qui va s’effaçant suffit à exalter ma vie« . Cela traduit-il votre propre sentiment à l’égard des changements que connaît la Chine?

Les sentiments que j’exprime à travers ce film ne concernent pas uniquement ces changements. Ils sont aussi liés à l’impact du destin sur les individus, la façon dont des situations historiques, des systèmes, ont pu influer sur la vie des gens. Affronter l’Histoire permet de mieux comprendre et respecter les individus, mais cela peut aussi engendrer une certaine mélancolie. En Chine, on a coutume de dire que l’on naît, avant de vieillir, devenir malade et mourir – c’est le lot de l’être humain. Je ne suis pas quelqu’un d’anxieux, mais j’ai éprouvé, par rapport à cela, un sentiment diffus d’inquiétude, de dépression et de mélancolie.

Avoir réalisé un film s’appuyant pour bonne partie sur la narration et le dire est-il une forme de compensation par rapport à une trop longue privation de parole?

Je voulais briser le silence, afin de comprendre les faits. En Chine, on ne peut discuter ouvertement de faits historiques ou d’événements comme ceux de la place Tian’anmen, en 1989. On ne parle pas de la révolution culturelle, et notre vie compte beaucoup de vides, en termes de faits historiques. J’ai donc voulu combler ce vide, que je pouvais ressentir moi-même, étant né en 1970.

De Platform, qui était plus autobiographique, à 24 City, qui est plus abstrait en un sens, diriez-vous que votre travail a évolué vers une vision plus universelle de la Chine?

Je vieillis (rires). J’ai voulu me confronter aux changements que traverse la Chine. Et j’ai observé que la clé des problèmes rencontrés par la Chine contemporaine réside dans le passé. Faire face à notre passé n’a jamais été notre fort. Ce constat a élargi la sphère de mes films: j’ai voulu embrasser à la fois l’histoire de la Chine et de ses habitants de façon plus consistante.

Filmer le démantèlement de l’usine 420 participe-t-il également de la volonté de construire la mémoire de la classe ouvrière?

J’ai toujours utilisé mes films pour archiver des souvenirs de ce qui se produit en Chine à l’heure de rapides mutations. C’est une façon de préserver la mémoire. Nous avons dû beaucoup abandonner pour arriver là où nous en sommes aujourd’hui. Se souvenir du passé, avoir un retour, va nous aider à comprendre pourquoi nous avons payé le prix fort, et pourquoi nous continuons à le faire. Comme artiste, je veux utiliser le cinéma pour enregistrer des souvenirs, afin que nous puissions affronter le passé et construire le futur. l

Entretien Jean-François Pluijgers, à Cannes. Dessins Fifi et Burt

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