Revenir sur l’affaire Beenie Man, interdit de Couleur Café à cause de son passé homophobe, c’est examiner les liens compliqués entre culture et politique, sans oublier l’amant commun: le fric. enquête et réaction de la ministre fadila laanan.

Beenie Man, homophobe et pourquoi pas homophage, littéralement, bouffeur de gays (1)? Au deuxième jour de Couleur Café, le samedi 26 juin, Patrick Wallens, boss du festival, planque sa mine délavée par plusieurs nuits grises dans un coin du festival pour repasser sa dernière semaine en vue. « Le week-end avant CC, cela a commencé à frémir sur un blog qui protestait contre la venue de Beenie Man au festival, venue annoncée depuis le mois d’avril. Puis j’ai reçu une lettre de protestation d’une dizaine d’associations gays et autres, sous le patronage d’Amnesty International. Là, on leur a rétorqué que Beenie Man, qui était déjà venu au VK (juillet 2009) et à Dour (2002 et 2007), avait signé le Reggae Compassionate Act, s’engageant à ne plus tenir aucun propos homophobe. » Wallens exige alors de l’agent français auquel il achète le concert un avenant précisant que toute déclaration ou chanson anti-gay lors du concert Couleur Café entraînera un procès! « En 2 jours, il nous renvoyait l’avenant signé par l’artiste qui proposait aussi de rencontrer les associations gays protestataires. Et puis le buzz est devenu monstrueux. »

La blogosphère et Internet flambent, l’affaire arrive en même temps aux politiques, chez la ministre de la Culture Fadila Laanan ( lire notre interview par ailleurs) et chez les sponsors de CC. « Tous les cabinets politiques m’appellent, et de l’ensemble, seul le Flamand Pascal Smet me semble complètement clair et cohérent: il me dit ‘Si vous pouvez produire une déclaration écrite de l’artiste disant qu’il ne versera pas dans l’anti-gay, c’est OK’. Le téléphone chauffe extraordinairement: on est à 3 jours du festival et on se trouve complètement submergés par ce raz-de-marée. » Beenie Man a joué au VK -salle de concerts flamande-, un an plus tôt. Jan, patron de la salle située en plein Molenbeek, explique: « L’agent de Beenie nous a fait parvenir une copie du ‘Reggae Compassionate Act’ signée par l’artiste et dénonçant son propre passé intolérant! Le concert devant 300 personnes a été absolument correct, personne dans le public ou parmi les collaborateurs du VK ne relevant une quelconque chanson ou remarque douteuse… »

A Couleur Café, les choses s’emballent, la Loterie Nationale -un des sponsors privés- appelle Patrick Wallens qui se retrouve à expliquer que, non, le festival n’est pas soudainement devenu homophobe. « Dès le départ, le terrain était sensible », dit-il, en ce 1er septembre où deux mois de break ont fait leur boulot de distanciation: « Je me rends compte que si on avait eu du temps, on aurait davantage argumenté. Pour arrêter cette énorme vague, il a fallu supprimer le concert. Il est vrai que pour un mec comme Beenie Man, même ‘repenti’ d’avoir dit des trucs moches et horribles, on se demandait si cela valait la peine d’entacher la réputation du festival qu’on a bâtie depuis 20 ans sur la notion de tolérance? Le pire peut-être, c’est qu’au lendemain de notre annulation, certains qui avaient demandé le retrait de notre subvention de la Communauté Française (141 721 euros en 2010, ndlr) ont dit que CC avait cédé par peur de perdre du pognon, alors qu’on a toujours gardé notre intégrité.  »  » La question est double », précise Wallens, « faut-il lyncher un type qui a fait des conneries ou lui laisser une seconde chance? Faut-il interdire un concert de Khaled parce qu’il a été accusé de frapper sa femme? Condamner le prochain retour de Bertrand Cantat alors qu’il a purgé sa peine pour meurtre? Où est la liberté du programmateur? Je trouve assez mal venu de voir les politiques vouloir ‘moraliser’ la culture quand on voit les abus -corruptions, détournements de fonds- commis au sein du même monde politique. »

Couleur Café a dû s’acquitter -contractuellement- du cachet du concert qui n’a pas eu lieu: un peu plus de 20 000 euros avec les frais. Trois semaines après CC, un autre artiste jamaïcain controversé pour les mêmes saillies anti-gay, Capleton, s’est produit librement à Dour, malgré les protestations initiales des mêmes associations de défense des Droits de l’Homme. Comme le disait assez justement l’attaché de presse de Fadila Laanan en me raccompagnant à l’ascenseur ministériel: « Les JT et la presse se sont rués sur l’affaire Beenie Man et puis ils n’ont plus eu envie de remettre le couvert avec un autre cas, peut-être moins cinglant. » Vieux refrain où l’on fait mousser une seule écume avant de changer d’air. Entretemps, les medias sont passés à l' »incroyable » canicule de juillet et aux destinations favorites des Belges en vacances…

Tous politisés…

Pas besoin d’enquête approfondie: la culture en Belgique francophone est irrémédiablement politisée. Paul-Henri Wauters, programmateur et directeur adjoint du Botanique, est par exemple étiqueté CDH. En 2009, il annule la venue aux Nuits Bota d’Orelsan, dont le Sale pute sorti 2 ans auparavant sur Internet est porté par un texte brutal et revanchard d’un mec trompé par sa girlfriend ( « On verra comment tu suces quand je te déboîte la mâchoire… »). Une violence primaire presque banale en matière de rap. Wauters (qui n’a pas retourné nos appels) a le même pedigree que Carlo di Antonio -qui siège au CA du Bota-, boss de Dour, député du parti humaniste. Gaëtan Servais (co-directeur des Ardentes avec Fabrice Lamproye) a été directeur de cabinet de Maria Arena et de Van Cauwenberghe, PS donc, et Charles Gardier (co-directeur des Francos) est échevin MR de Spa. « Pas de la culture! Quand on parle des Francos au conseil communal, je sors », déclare Charles, jovial quadra pas trop langue de bois: « Franchement, je ne me suis jamais caché que je me suis lancé en politique avec le désir de renouer avec la musique à Spa. » Charles a grandi avec les dernières éditions du Festival de la chanson ayant révélé de sympathiques (vieilles) charrues à la Robert Charlebois. « La politique étant plus un moyen qu’une fin en soi de faire revivre cela, c’est clair que c’est une façon d’obtenir des soutiens. Même si la culture, au niveau politique national, n’est pas le vecteur idéal pour faire une carrière de Premier ministre! » Aux Francos de Spa -plus qu’aux autres festivals précités- ils sont tous là: les CDHPSMREcolos. Calés dans la tribune VIP, blindés de sourires juilletistes et invités à boire un verre de bulles par l’associé de Gardier, Jean Steffens, âme forcée des relations publiques.

Accessoires évocateurs

Ô stupeur, Ô stupéfaction: la culture est un produit comme un autre, marketé, sponsorisé. Exemples? Coca-Cola supporte Couleur Café, Jupiler Les Ardentes, Proximus les Francos, RedBull Dour. Et on pourrait intervertir festivals et brands. Ce n’est pas nouveau: dès les années 60, le Théâtre 140 reçoit de l’argent de Belga, le bon cigarettier belge. Pourtant, cette ancienne salle paroissienne schaerbeekoise n’est pas vraiment la quintessence d’une machine à fric capitaliste. Jo Dekmine, 79 ans, est un découvreur de talents qui est encore étudiant à La Cambre quand il fait venir des artistes dans son premier cabaret, engage Barbara au Studio 54 (…) alors qu’il sert la patrie en Allemagne. Dekmine débusque la nouveauté, invite les inconnus Ferré, Gainsbourg (dans un 140 désert de février 1964) et fait tripper la jeunesse psychédélique avec 2 sets mémorables de Pink Floyd en 1968. The New York Dolls et Public Image -et des centaines d’autres artistes- passent dans la salle de l’avenue Plaski. En avril 1971, Dekmine engage les New-Yorkais du Play-House Of The Ridiculous avec un spectacle au nom évocateur: Cock-Strong. « Queue dressée, précise Jo. Il n’y avait pas de nudité mais la présence d’accessoires en mousse évocateurs (sourire) , j’avais vu les répétitions sans les accessoires et quand j’ai vu la Première, j’ai été un peu surpris… »

Une jeune spectatrice l’est encore davantage et trouve l’affaire « scandaleuse »: fifille s’en ouvre à papa, qui est général et outré. « Le ministre de la Justice de l’époque, Monsieur Vranckx, socialiste mais grenouille de bénitier, nous avait déjà en ligne de mire: il voulait ma tête. » Le Parquet débarque donc au 140 et saisit un objet du délit, « un grand phallus en papier qui crachait un peu d’eau sale en fin de spectacle ». Que l’équipe du Playhouse s’empresse de reconfectionner pour poursuivre la série des 6 spectacles. « Le ministre de la Culture de l’époque, Albert Parisis, un PSC -qui nous donnait un peu d’argent alors- nous a soutenu tout comme la commune de Schaerbeek et son bourgmestre, Roger Nols. Même le curé de la paroisse trouvait l’intervention judiciaire erronée. J’étais le bouc-émissaire du laxisme artistique (…), on a même perquisitionné chez moi. Au final, j’ai été condamné à la prison avec sursis, sanction confirmée en appel. Je me suis donc retrouvé avec un casier judiciaire pendant quelques années… »

La pression politique n’est pas seulement de couper le kiki des crédits ou de faire tonner la Justice mais aussi de marginaliser les audaces jugées gênantes: quand le Parquet décide de traîner devant les tribunaux Jan Bucquoy parce qu’il traite (feu) le Roi Baudouin de « pédé de Laeken » dans Camping Cosmos, c’est clairement une position idéologique qui vise à décourager toute atteinte à l’ordre politiquement moral. Même si on peut juger Bucquoy bêtement provoc’, cette bêtise-là -inspirée d’un texte du surréaliste Louis Scutenaire- devrait être constitutionnelle.

Protection de la royauté, de la religion ou des m£urs, l’arme politico-économique peut prendre diverses formes. Quand le Parquet saisit les bobines de L’empire des sens en 1976 à Bruxelles, le film est commercialement mort. Il deviendra pourtant culte. Egalement au milieu des années 70, sort Vase de noces, signé par un cinéaste belge de 25 ans, Thierry Zéno. Le script? « Un homme solitaire vit dans une ferme abandonnée (…) Il aime tendrement une truie. Trois porcelets naissent de leur union. » Dans un sobre noir et blanc, le film met en scène le comédien Dominique Garny et son cheptel amoureux. Il y a bien quelques scènes de coït zoophile (…) mais l’ensemble, dénué de paroles, est plus drôle -peut-être pas volontairement- et même poétique que… cochon. Il est intégralement tourné à 3 par un ingé son, le comédien (humain) Garny et Zéno qui réalise, filme et produit l’affaire.

Un soir de septembre 2010, Zéno, devenu directeur de l’Académie de Molenbeek, revient sur ces Noces hors normes: « L’amour entre un homme et une truie est nourri des mythes romains et grecs qui en faisaient une chose ni rare, ni coupable. C’était le point de départ d’une narration qui voulait dire autre chose: je n’avais pas d’intention de provocation mais plutôt de poésie, j’espérais provoquer des sentiments. » La Communauté française alloue au film une somme de 200 000 fb (5000 euros) pour permettre le gonflage du 16 en 35 mm et une sortie en salles: « Il y a eu pas mal de controverses et des publications comme Choc ou Détective n’ont pas hésité à sensationnaliser le film. En France, il a été classé X… Mais il a aussi été à la Semaine Internationale de la critique à Cannes et a fait des tas de festivals internationaux. » A Perth, en Australie, une manif proteste contre la projection du film, Zéno est même sommé de s’expliquer devant la commission de censure! C’est en Belgique que la réaction est la plus radicale: « A l’époque, chaque film devait être présenté devant le ministre des Affaires économiques, qui donnait une subvention au producteur s’il reconnaissait que le film était belge. Bien que le film le soit intégralement, on nous a refusé le label ‘film belge’: clairement, c’était une sanction économique. » Trente-cinq ans plus tard, Vase de noces est devenu un film culte qui continue à parcourir les festivals plus ou moins underground. Il est actuellement distribué en DVD par deux sociétés -allemande et scandinave- sous le titre The Pig Fucking Movie… l

(1) Né en 1973, cet artiste jamaïcain de dance-hall qui enregistre depuis l’âge de

huit ans a suscité moult controverses par ses chansons parfois violemment anti-gay. Il s’est ultérieurement expliqué (« je visais les violeurs d’enfants ») et amendé.

Texte Philippe Cornet

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