Planètes rap

Porte de la Chapelle, à Paris, là "où les pigeons meurent dans le caniveau/ à force de manger du dégueulis de toxico", dixit Doc Gynéco.

Dans Territoires du rap, le journaliste Simon Clair propose un tour du monde des lieux les plus emblématiques du hip-hop. Et montre comment le genre est devenu global sans jamais avoir cessé de revendiquer son ancrage local

C’est ce qui s’appelle un beau coup de pub. Depuis la sortie de Civilisation, le dernier blockbuster d’Orelsan, le Délices Magic Beau Gosse de Caen a vu son chiffre d’affaire augmenter de 30%! Le resto kebab peut remercier le rappeur. Dans son morceau Du propre, celui-ci raconte:  » Cinq heures du mat’ sur le port, un dernier shot/C’est pour ma ville, sauce magique, beau gosse. » Comme quoi, Orelsan a beau être devenu l’une des têtes de gondole du rap hexagonal, il continue de célébrer son ancrage normand…

Étonnant? Pas forcément. Le rap s’est toujours arrimé au quotidien, enraciné dans une ville, un quartier, une rue. C’est précisément le sujet de Territoires du rap. Son auteur, Simon Clair, également rédac’ chef du magazine musical Trax, y parcourt l’histoire du hip-hop, sous l’angle géographique.  » Ce qui est intéressant avec le rap, c’est que c’est une musique qui a réussi à devenir globale, tout en continuant de parler de choses hyperlocales. C’est ce paradoxe que j’avais aussi envie de creuser. »

Passionnant, magnifiquement mis en page, Territoires du rap propose ainsi un  » tour du monde des lieux et des sons« , en plus d’une centaine d’étapes. De l’appartement de Brooklyn où a vécu Notorious B.I.G au fameux Donjon d’Outkast à Atlanta; du terrain vague de la Chapelle qui a vu naître les premières fêtes hip-hop à Paris, au Free Time, fast-food marseillais où avaient l’habitude de se retrouver ceux qui allaient devenir IAM, etc. Le panorama est éclaté: quartiers, gares, métros, disquaires, parcs, ponts, prisons…  » Certains endroits permettent de mieux comprendre telle ou telle évolution. Quand une ville comme Atlanta devient centrale dans les années 2000, c’est en partie grâce à ses clubs de strip-tease, qui permettent la diffusion d’une musique plus lente, avec des basses plus épaisses. »

L’effet glocal

En évoquant des réalités très particulières, le rap a réussi ainsi à conquérir le monde. Comment l’expliquer? Comment une musique, née dans le chaos urbain du Bronx au début des années 70, a-t-elle pu se répandre aussi vite? Géographe, maître de conférences à l’Université de Picardie Jules Verne, Séverin Guillard s’intéresse précisément aux ancrages territoriaux du rap.  » Si cette musique s’est propagée aussi rapidement et largement, c’est en grande partie lié à la globalisation. C’est vrai que c’est un mouvement qui naît dans un contexte hyperlocal. Mais il est aussi alimenté par une série de circulations internationales, qui s’intensifient. Des pionniers comme Kool Herc, Grandmaster Flash, Afrika Bambaataa, par exemple, sont tous des fils d’immigrés caribéens. À cette mobilité des personnes, correspond une circulation des esthétiques: celle du toasting jamaïcain, qui croise les musiques soul et funk. Elle déborde même quand Afrika Bambaataa sample les Allemands de Kraftwerk sur Planet Rock. » La concentration toujours plus grande d’une industrie musicale florissante, l’importance accrue des médias de masse ,  » notamment avec l’arrivée de MTV » feront le reste. Le contexte est idéal pour que le rap circule vite et loin. D’autant qu’il ne nécessite pas beaucoup de moyens. Simon Clair: « Avec une feuille, un stylo et un micro, vous pouvez déjà rapper sur une face B. Du coup, c’est un genre facilement déclinable, qui s’adapte facilement au contexte. Chacun pourra raconter le sien. En ce sens, il est l’une des premières illustrations de ce qu’on a appelé le glocal, c’est-à-dire un phénomène qui est à la fois global et local. »

Certes, le rap n’est pas la seule musique accrochée à un territoire. À jamais, le jazz est lié à la Nouvelle-Orléans, la house à Chicago, le rock à Memphis, etc. Mais plus que les autres, le rap va faire de cette identité locale un gage d’authenticité. La garantie d’une véritable légitimité.  » Stay real« , rappait KRS-One… Commissaire de l’expo Yo!, organisée à Bozar en 2017, Benoît Quittelier a consacré une thèse aux lieux hip-hop de Bruxelles. Comment explique-t-il que le rap a toujours insisté pour « marquer » ses territoires?  » Murray Forman a écrit un livre assez fondateur sur la question. Dans The Hood Comes First , il avance que ce mécanisme remonte à l’esclavage. À l’époque, existait une opposition entre le « house nigger », le domestique noir, et le « field nigger », l’esclave qui était employé dans les champs. Ce dernier était celui qui avait la vie la plus dure, et vu comme celui qui pactisait le moins avec l’ennemi. Il devient le seul « vrai » « nigger ». Pour Forman, cette dichotomie est restée. En l’occurrence, la vie dans le Bronx était particulièrement difficile et a alimenté cette construction du « eux contre nous ». » Jusqu’à être reproduit dans des villes et des quartiers qui n’ont jamais eu grand-chose à voir avec la jungle urbaine qu’était New York dans les années 70?  » Oui, c’est juste la nature des tensions qui diffère. En Europe, le clivage est plus social, là où, aux États-Unis, il reste d’abord racial: un rappeur comme Kanye West a beau être né dans la classe moyenne, il peut revendiquer faire partie d’un certain héritage afro-américain… »

Planètes rap

La grande décentralisation

Le rap fait rarement l’économie de ses origines. Il s’agit de, littéralement, se positionner. Ce qui peut s’opérer à différentes échelles.  » Quelqu’un comme Scylla va rassembler sous la bannière bruxelloise, avec BX Vice, tandis que Pitcho va pondre District 1030 pour parler de Schaerbeek. » Au fil du temps, le rap a même pris l’habitude de s’éloigner des grandes métropoles. En France, cela donne Orelsan à Caen, mais aussi Bigflo et Oli à Toulouse, Gradur à Roubaix, Médine au Havre…  » On a même inclus Kamini et son tube Marly-Gomont , ajoute Simon Clair. Musicalement, on est peut-être dans l’anecdote. Mais il a le mérite d’inaugurer une sorte de « rap des campagnes ». Séverin Guillard confirme:  » Il y a en effet différentes manières de s’enraciner. On peut revendiquer l’appartenance à un quartier spécifique ou simplement se raccrocher à la « rue ». Même les réseaux sociaux peuvent former un ancrage. Je pense par exemple à ce qu’on a appelé le SoundCloud Rap. »

Précisément: les différents attachements locaux sont-ils toujours aussi pertinents avec le Net? Clamer sa fidélité à une ville est-il toujours aussi crucial, quand le numérique a fait sauter la plupart des frontières? En France, par exemple, l’esprit de cocagne semble toujours de rigueur. À l’instar de la compilation 93 Empire, sortie en 2018, sur laquelle Fianso rassemblait une bonne partie des rappeurs de la Seine-Saint-Denis. Ou, plus récemment encore, le phénomène Bande organisée, qui, sous la houlette de Jul, a remis Marseille au centre de la planète rap francophone. Séverin Guillard:  » On peut imaginer que, de la même manière que les premiers rappeurs louaient une forme d’authenticité dans un contexte où les musiques populaires se retrouvaient emportées dans un phénomène de mondialisation et de consommation de masse toujours plus important, les artistes d’aujourd’hui ressentent encore le besoin d’enracinement dans une réalité » , qui ne serait pas virtuelle.

À vrai dire, le succès de titres comme Grand Paris ou Bruxelles arrive n’enlève rien à l’impact indéniable que le Net a eu sur le paysage rap. Aussi bien dans la diffusion que dans les esthétiques d’ailleurs. Simon Clair:  » Depuis une dizaine d’années, on a vu par exemple certaines lignes se flouter. À New York, quelqu’un comme A$AP Rocky s’est mis à proposer un rap fortement influencé par le son de la scène texane. »

Rebel without a pause

Aujourd’hui, le rap est donc présent partout. D’ailleurs, si Territoires du rap balaie largement l’axe USA-France, il n’oublie pas d’aller voir au-delà. En Belgique (avec Damso et Shay), au Canada, mais aussi en Colombie, au Viêtnam, en Russie, etc. Soit des pays où la culture hip-hop reste encore souvent à la marge.  » Même dans des pays comme l’Italie ou l’Espagne, le rap doit composer avec d’autres genres, des traditions musicales locales qui sont restées dominantes, analyse Benoît Quittelier . Dans ces régions-là, les rappeurs sont issus pour la plupart de la classe intellectuelle, éduquée. Et souvent très politisée. »

De fait, si l’on s’en tient aux exemples relevés par Simon Clair, plus on s’éloigne des capitales mainstream du rap, plus la musique semble servir de support à des revendications politiques. Même l’entertainer Bad Bunny s’est retrouvé à manifester contre le gouverneur de Porto Rico, accusé de tenir des propos sexistes et homophobes. Simon Clair de conclure:  » C’est vrai que si le rap a été complètement assimilé et digéré aux États-Unis et en France, c’est beaucoup moins le cas ailleurs. Parce qu’il reste une musique jeune, incarnant jusqu’à un certain point l’Occident et une certaine liberté, il est encore souvent vu comme subversif sous le radar de certaines autorités. Comme en Russie, par exemple, où il reste l’un des genres les plus surveillés. »

erritoires du rap, de Simon Clair, éditions EPA, 336 pages.

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Tour Eiffel, Paris

En 2019, PNL crée la sensation avec le clip d’ Au DD. Les deux frangins, Ademo et NOS, trônent au sommet de la Tour Eiffel. Simon Clair:  » Cette scène est fascinante. C’est le point culminant d’une trajectoire au cours de laquelle PNL a prouvé qu’il était possible de réussir sans faire de compromis, en étant soi-même, et en fonctionnant en totale indépendance. C’est l’esprit QLF (Que la famille) d’un duo qui refuse tout featuring. Pour le livre, on s’est posé la question de s’attarder sur les Tarterêts, la cité dont ils sont issus. Cela aurait eu du sens, parce que c’est un lieu en soi, un endroit singulier, à la fois proche et éloigné de Paris. Mais revenir sur Au DD et la Tour Eiffel permettait d’illustrer leur réussite. Celle d’un des rares groupes rap français à avoir eu un écho à l’international, jusqu’à faire la couverture d’un magazine comme The Fader. »

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Agencia Cubana de Rap, La Havane

Si le rap a souvent pris un caractère politique en Amérique latine, il n’en est pas tout à fait de même à Cuba. Inaugurée en 2002, l’agence cubaine du rap est un organisme d’État, censée promouvoir la scène hip-hop locale. Simon Clair:  » Cuba, c’est un peu l’exception qui confirme la règle. Fidel Castro a très vite compris l’intérêt qu’il pouvait tirer de la musique rap. Il s’est rendu compte qu’elle parlait à la jeunesse. Et comme c’était un genre né aux États-Unis, avec tout ce que cela pouvait charrier d’idées de liberté, il a préféré mettre la main dessus pour garder le contrôle. Aujourd’hui encore, cette agence suit la scène de près. Ce qui n’est pas le cas du reggaeton, par exemple, qui est beaucoup plus souvent réprimé par le pouvoir castriste. »

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© Getty Images

1520 Sedgwick Avenue, Bronx, New York

Simon Clair:  » C’est là que naît le mouvement hip-hop, quand Kool Herc organise sa première block party pour fêter l’anniversaire de sa petite soeur, en août 1973. Il installe ses platines et ses enceintes dans la cour de l’immeuble. C’est non seulement le point de départ de toute une culture. Mais c’est aussi un lieu qui dit beaucoup de notre rapport au rap. Il a vu naître la musique qui est aujourd’hui la plus écoutée au monde. Et en même temps, l’endroit a été longtemps délaissé par la ville. L’immeuble a même failli être détruit. Entre-temps, les autorités se sont un peu rattrapées -le maire de New York a reconnu son importance, lors d’un discours en 2016. Mais même Kool Herc a failli tomber dans l’oubli. N’ayant jamais produit de musique, c’est comme s’il n’existait pas. Aujourd’hui, si vous tapez son nom sur une plateforme de téléchargement, vous ne trouverez rien. Pourtant, cela n’enlève rien au rôle central qu’il a joué dans cette musique. »

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