Une femme que je connais à peine me demande au cours d’un dîner: « Qu’est-ce que vous faites pour les vacances? » Je ne réponds pas tout de suite, mais comme elle me plaît, je décide de lui mentir. « Je pars à Sainte-Lidwine. » « A Sainte-Lidwine? » « Oui. » Elle me dit qu’elle ne connaît pas. C’est normal, c’est un endroit qui n’existe pas. Une station balnéaire qui provient de mon imagination, de mon goût pour les pièges tendus aux personnes qui m’attirent. « C’est une île de la côte bulgare, où je passe en général mes vacances d’été. » Elle semble intéressée par mon début de récit, plus en tout cas que par son voisin de droite qui est aussi son mari, et son voisin de gauche qui essaie de l’entretenir de la prochaine tendance à la hausse de la baisse des intérêts à taux variable. Je suis en face d’elle, le dîner vient de commencer, nous sommes réunis chez des amis communs qui nous ont invités à l’occasion de je ne sais trop quel événement qui clôture la saison: j’ai dit « amis » mais en fait ce sont de simples relations. Comme j’ai vite tendance à m’ennuyer dans ces soirées mondaines où je ne connais personne (on m’invite, alors je viens), je tâche de faire bonne figure. Cette femme que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam dégage une malice qui m’attire, et bien qu’elle soit (ou parce qu’elle est) mariée avec cet homme terne, je me dis pourquoi pas, j’aurai peut-être une chance de lui plaire. J’ai apprécié la banalité sincère de sa question; elle m’a simplement adressé la parole sans me connaître; certes je suis assis en face d’elle et le thème lancé « qu’est-ce que vous faites pour les vacances? » est le passage obligé de ce début de repas; entre personnes qui n’ont rien à se dire, les vacances est un bon thème de conversation, plus stimulant que les taux d’intérêt, puisqu’elle a tourné son visage vers moi. Elle n’était pourtant pas obligée d’adresser la parole à un inconnu. Son visage rayonne, nous sommes en août, je ne prends pas de repos, je vais donc tenter de l’intéresser à mes pseudo-vacances. « Sainte-Lidwine est une île assez… particulière, dis-je à mon interlocutrice. Une île très peu touristique. » « Elle n’est pas belle? » Il va falloir que je ruse pour rendre ma version des faits crédible. Quelques précisions concrètes suffiront. « Si, le paysage est plutôt plaisant, avec de jolies collines dentelées qui se détachent non loin des côtes… et une eau très pure, avec des plages de sable fin… »

« Et ça n’enchante ni les touristes ni les Bulgares? » Je vois qu’elle fait mine de vouloir en savoir plus. « Oh si, ça devrait. Mais il n’y a jamais personne. Malgré tous ses avantages, Sainte-Lidwine est une île qui a un défaut majeur. Savez-vous lequel? (Non, je ne prends pas de vin ce soir). Est-ce que vous devineriez? Je vous mets sur la piste. C’est à proximité de la plage. » « Une décharge?« , dit-elle en buvant une gorgée de rouge. « Presque, en plus propre et plus dangereux. » « Ah, une centrale nucléaire? » Dans le mille. Je dois dire que je suis soufflé par la vitesse de réaction avec laquelle elle a trouvé la réponse. « Oui, la plus grosse centrale nucléaire de Bulgarie (je dis n’importe quoi sur un ton assuré, ça marche toujours) se trouve implantée à Sainte-Lidwine, pour le malheur de cet îlot; les autorités l’ont implantée dans ce coin perdu à cause de la proximité de la mer, pour le refroidissement des eaux, enfin je vous passe les détails. Mais curieusement la mer y est très chaude. » « Et c’est ce qui vous pousse à l’eau?, dit-elle en riant. Vous passez vos vacances à proximité d’une centrale nucléaire? » Comment vais-je m’en tirer?

« Eh bien, oui, tenez, je vais vous montrer l’endroit. » Je sors mon portable, je fais défiler quelques photos et je lui montre ceci. « Voilà. Sainte-Lidwine et ses joies estivales« , dis-je en lui mettant l’écran sous le nez. « Pas mal en effet, mais c’est bondé! Vous m’avez dit qu’il n’y avait personne dans ce petit paradis atomique. » « Oui, c’est une photo que j’ai prise le seul jour de l’année où la plage est ouverte à la population, le 4 août dernier, jour de la fête locale sur l’île. (Je commence à être assez persuasif). A part le décor un peu spécial, comme je vous le disais, on dirait vraiment une plage comme toutes les autres. L’eau en tout cas est vraiment délicieuse. » « Mais ces gens savent-ils qu’elle est polluée? » « Polluée? » « Enfin, radioactive, si vous préférez. » « Mais elle ne l’est pas, je m’y baigne moi-même depuis des années sans qu’il me soit jamais rien arrivé. » Mon interlocutrice commence à se montrer perplexe. « Pas de séquelles?« , demande-t-elle avec une pointe d’ironie. Je souris. « Non, à part un goût immodéré pour le calme estival. Je vais vous montrer une photo lorsque l’île est interdite à la baignade. » Je fais mine de chercher, fais défiler quelques photos qui n’ont rien à voir. Elle s’apprête alors à me poser la question qui lui brûle les lèvres: « Si l’eau n’est pas radioactive, pourquoi autorise-t-on les gens à s’y baigner seulement une fois par an? » Je ne réponds pas, je lui dis que je ne retrouve pas la photo de la plage vierge de monde. « Et qu’est-ce qui vous vaut l’honneur de pouvoir y passer vos vacances en toute tranquillité? » La voici de plus en plus curieuse. Je jette mon va-tout: « Eh bien, je vous répondrai quand vous aurez trouvé où je suis sur la photo! » Elle la regarde à nouveau, et tout à coup, en me fixant dans les yeux: « Ah, mais oui je vous vois, là en bas à droite, avec le string noir. »

CHAQUE SEMAINE, UN ÉCRIVAIN DÉPLOIE SON IMAGINAIRE À PARTIR D’UNE PHOTO DE SON CHOIX.

PAR THOMAS CLERC

ROMANCIER, ESSAYISTE ET CHRONIQUEUR NÉ EN FRANCE EN 1965, THOMAS CLERC EST NOTAMMENT L’AUTEUR DE L’HOMME QUI TUA ROLAND BARTHES ET AUTRES NOUVELLES (PRIX DE LA NOUVELLE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE 2011) ET DE INTÉRIEUR, TOUS DEUX PARUS AUX ÉDITIONS GALLIMARD.

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