ZEINA ABIRACHED REND HOMMAGE À SON ARRIÈRE-GRAND-PÈRE EN PARALLÈLE À UNE RÉFLEXION SUR SA DOUBLE CULTURE. UNE MISE EN ABÎME SANS FAUSSE NOTE.

Le Piano oriental

DE ZEINA ABIRACHED, ÉDITIONS CASTERMAN, 200 PAGES.

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En 2007, Zeina Abirached prélevait un échantillon de sa riche histoire familiale pour raconter la vie quotidienne à Beyrouth au temps maudit de la guerre civile. Dans ce huis clos familial drapé dans un noir et blanc racé, le lecteur déambulait au gré des angoisses, résignations et espoirs de la petite tribu assignée dans l’appartement de la grand-mère. Autant que la ligne claire acérée et les trouvailles graphiques pour faire vibrer les émotions, c’est l’art subtil de la dessinatrice pour parler de la guerre sans la montrer, en la noyautant même de traits d’humour nourris à la singularité des personnages, qui faisait de ce Jeu des hirondelles un témoignage émouvant aux confluents des cultures orientales et occidentales.

Tous ces ingrédients, et plusieurs acteurs de ce premier acte, on les retrouve dans le nouvel album de la Franco-Libanaise, Le Piano oriental. Dans ce récit miroir, elle entremêle les fils narratifs d’Abdallah Kamanja, qui n’est autre que son arrière-grand-père maternel, et de sa propre trajectoire, placée sous le signe du déracinement avec son départ pour Paris à l’âge de 23 ans. Le lien de parenté n’est pas clairement mentionné au début mais on se doute vite qu’un même sang irrigue les deux chroniques.

Quelque chose dans la manière affectueuse de rendre hommage à cet homme, passionné de musique, qui inventa dans les années 60 un piano capable de jouer les quarts de ton si fréquents dans la musique orientale. Flanqué de son ami Victor, il se rend même à Vienne à l’invitation d’un fabricant autrichien célèbre qui accepte de produire en série son instrument pour autant qu’il parvienne à trouver 100 clients. La curiosité, puis l’intérêt des grands noms de la chanson arabe, Oum Kalthoum comprise, ne suffiront pas à remplir le carnet de commande. Le pauvre ne s’en remettra pas.

Haut de gamme

Marginal et surtout libre, ce doux rêveur a dû composer avec une double identité musicale qui ne lui a pas simplifié la vie. Un point commun avec Zeina même si chez elle, ce ne sont pas les notes mais les mots qui lui ont joué des tours, l’arabe et le français se disputant ses faveurs, et brouillant une identité assise entre deux rives. Le déracinement, le poids des préjugés… pèsent d’ailleurs sur « son » journal, au parfum plus mélancolique. Sans doute aussi parce qu’il porte le deuil d’une époque, les années 50-60, où le Liban, débarrassé de la tutelle coloniale, semble synthétiser le meilleur des deux continents dont il est l’un des traits d’union.

D’une précision chirurgicale qui n’empêche pas la poésie, le dessin au cordeau a l’évidence et la simplicité des estampes japonaises. Et s’évade régulièrement vers l’abstraction pour souligner un sentiment, un tic. Ce côté décoratif pourrait nuire à la densité du diptyque. Il n’en est rien, son sens aigu de l’observation ramenant toujours le récit vers les rives d’un réalisme espiègle. Comme quand elle emprunte à Tati la répétition d’un geste, avec force onomatopées, jusqu’à l’absurde.

Précision utile à l’attention des persifleurs: Zeina Abirached n’est pas un clone de Marjane Satrapi. Certes, elle partage avec sa consoeur franco-iranienne une double culture, un don pour la bichromie et un fort penchant autobiographique. Mais l’auteure de Persepolis est plus mordante, plus corrosive, plus politique. Zeina Abirached joue une partition plus intimiste. Avec beaucoup de justesse.

LAURENT RAPHAËL

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