Persona non grata

© Dave J Hogan/Getty Images

Sur les limites de l’intelligence artificielle, Ian McEwan fascine avec une uchronie où l’humour noir précipite l’obsolescence de l’homme.

Londres, 1982. Dans une Angleterre légèrement dystopique, quelques détails dissonent: les Beatles sortent un nouvel album, les Anglais ont perdu la guerre des Malouines et Alan Turing, génie tutélaire de l’ère numérique, est toujours en vie. Dans ce passé alternatif, les voitures autonomes sont de l’histoire ancienne, l’interaction avec des machines intelligentes éveille à peine la curiosité d’un enfant. C’est à cette époque que le premier être artificiel convaincant apparaît sur le marché. Charlie, jeune trentenaire, fait l’acquisition de l’un de ces androïdes fabriqués en série. Douze exemplaires se prénomment Adam, et les treize autres, Ève. La publicité les présente à la fois comme un compagnon, un ami et un factotum capable de faire la vaisselle et de réfléchir. « Il avait la beauté d’un mauvais garçon, savait mettre ses chaussettes, était un miracle de la technique. » Parcourant le manuel de l’utilisateur, Charlie décide de partager l’élaboration de personnalité de son nouveau jouet avec Miranda, sa girlfriend. Pouvait-il imaginer que son coûteux ami se passionnerait pour des questions de morale, la création d’haïku et tomberait amoureux de sa petite amie? « Adam n’était pas un sex toy. En revanche, il était capable d’avoir des rapports sexuels et possédait des muqueuses opérationnelles, (…) Les Adam et les Ève, avait-on décrété, seraient pleins de vigueur. »

Miroir, mon Black Mirror…

Plus que jamais à nos portes, incubant dans les foyers (hey Google!), l’imminence de l’intelligence artificielle comme compagnon n’a jamais été aussi plausible. Spécialiste ès contes cruels où la tragédie le dispute à l’humour féroce, le romancier et scénariste britannique Ian McEwan (L’Enfant volé, Dans une coque de noix) (s)aborde à sa manière ce mythe de la création pétri d’un narcissisme monstrueux. S’opposant à la figure de Dieu pour lui substituer un moi parfait exultant d’inventivité, l’homo sapiens se heurte à la finitude de l’espèce humaine se détrônant elle-même. « En bref, nous concevrions une machine un peu plus intelligente que nous, puis nous la programmerions pour qu’elle en invente une autre qui dépasserait notre compréhension. À quoi servirions-nous alors? »

Persona non grata

Doté d’une morale irréprochable, l’androïde Adam agace bientôt ses propriétaires, son couple parental qu’il n’a de cesse de confronter à ses faiblesses. Dans cet étrange ménage à trois, la créature peut-elle s’accommoder des erreurs humaines? Bientôt, deux Ève confinées deviennent mélancoliques et se suicident. Amant parfait, amoureux transi et respectueux, Adam prophétise quant à lui la mort du roman… Avant de déclarer, tout de go: « D’un certain point de vue, la seule solution pour supprimer la souffrance serait une extinction complète de l’espèce humaine. » Proche de la série suédoise Äkta Människor (Real Humans), adepte d’une science-fiction sensible, ce roman à double fond regorge de niveaux de lecture où, parée d’un redoutable humour noir voire de quelques accents houellebecquiens, l’humanité de la machine interroge l’obsolescence des hommes.

Une machine comme moi

De Ian McEwan, éditions Gallimard, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, 400 pages.

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