Passe ton bac d’abord

© National

Hadrien Bels ausculte les rapports étroits et compliqués entre le Sénégal et la patrie des droits de l’homme. Avec un flow imparable.

Tibilé la Blanche aspire à quitter Dakar sitôt le bac en poche -ce qui lui vaut son surnom. Dans deux jours, les résultats sur le tableau du lycée Abdoulaye-Sadji de Rufisque tomberont comme un couperet pour elle et ses amis. La jeune femme se sent prête à quitter famille et pays pour embarquer sur un vol Air France avec ce fameux passeport double nationalité, héritage du grand-père cuisinier sur les ferries du port de Marseille. Impatiente de fausser compagnie à cette maison où “les pas de porte sont des parkings à claquettes que tu peux emprunter comme des voitures de location”. Chez les Kanté, toute la famille défile, notamment les cousins qu’on dépose au village avant d’aller les chercher au poste de police. Parmi eux, une écrasante majorité de Soninkés, ethnie fière, “qui sait garder son argent, ses traditions et ses papiers français. Quand il a fallu libérer la France et réanimer son économie d’après-guerre, les Soninkés y sont allés”. Tibilé a grandi au sein d’une double culture, un concentré d’Histoire à la sauce française: programmes scolaires, émissions de télé, enseignes de magasins. Et puis il y a ces personnages dont elle ne sait, au fond, pas grand-chose, seulement les grandes lignes: Senghor, premier président du pays, Sankara, tenue militaire et regard d’homme intègre, “Modibo Keïta, et son air de tonton que tu n’as pas envie de décevoir. Kadhafi et sa tête de Kadhafi.

© CÉLINE NIESZAWER/LEEXTRA/L’ICONOCLASTE

Les aigles ne volent pas avec les pigeons

Indépendante et vertueuse, Tibi sait qu’une fois partie, elle devra jouer son rôle de rouage de la communauté: envoyer de l’argent au village, s’occuper de la famille débarquant à Paris. Elle sait surtout que le temps presse… Dans un pays où plus de 2 000 jeunes filles perdent chaque jour leur clitoris dans des conditions sanitaires incertaines, elle ne pourra plus longtemps échapper au mariage arrangé… Après l’épatant Cinq dans tes yeux où son regard dardait sur Marseille et sa gentrification galopante, Hadrien Bels transforme l’essai. Un bout de wax dans une main, une paire de ciseaux dans l’autre, il dessine une attachante galerie de portraits adolescents, fresque vivifiante virevoltant entre héritage de croyances, contexte de crise sanitaire et climat politique antifrançais. Entre pulsations de Youssou N’Dour et Booba, on retrouve son flow signature: les mots dansent le mbalax, ça tchippe et ça tchatche, ça parle vrai. Et ce roman bigarré d’adresser des coups de chicote au statut conjugal du couple formé par le Sénégal et la patrie des droits de l’homme -en bref, c’est compliqué. “Pour un Sénégalais, la France, c’est la femme auprès de laquelle tu vas te plaindre de tes maux de dos, alors que tu réserveras tes prouesses de lit à ta maîtresse.” Mention très bien.

Tibi la Blanche

de Hadrien Bels, éditions L’Iconoclaste, 256 pages.

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