Avec l’accent local, remix de vieux français saupoudré d’américanismes, les vingtièmes Francofolies de Montréal roulent comme une Buick sur le boulevard de la chanson française, forcément française. La voici, croquée par deux Belges.

H élmossieuilprendwaquèabouère? » L’immersion montréalaise sous péridurale de ces 20e Francofolies commence par une question de drinks qu’on fait répéter deux fois ( » Et le monsieur, il prendra quoi à boire?« ). D’accord, tout le monde ne parle pas comme le serveur du St Hubert où l’on peut déguster des spécialités locales telles que le Patapouf, petit pain squatté par deux saucisses propres à épater les adorateurs de cholestérol. A nos vieilles oreilles européennes, le français québécois sonne, dans le plus extrême des cas, comme s’il charriait mille tonnes de rude boiserie et trois litres de sirop d’érable en bouche. Ce n’est plus une langue, c’est une forêt peuplée de consonnes rocailleuses et de tonalités affolées. Difficile de ne pas penser à la Dion qui, malgré ses valises de strass et de fric, cause toujours comme une adepte de mystérieux charabias anciens. Avec ce truc local d’utiliser des locutions anglaises chaussées de l’accent ad hoc qui rendent le langage naturellement métissé. Ceci dit, on comprend vite que les Francos de Montréal – agglomération de quatre millions d’habitants – c’est Spa version XXL: dix millions de dollars de budget, onze jours de concerts et quelques centaines de milliers de personnes pour les spectacles gratuits en extérieur. Malgré les 50 000 entrées indoors payantes, c’est la rue qui fait les Francos autour de la place des Arts, compromis urbain d’architecture néo-soviétique à mi-chemin du shopping mall en extase et du musée moderne puni. Entre Molson (bière flasque canadienne) et Ford (voiturier US), c’est la valse des sponsors. Pas de quoi arranger la place, nettement moins charmante que le Vieux Montréal et ses pierres bleues polies au coude du passé.

 » Jusque dans les années 60, les francophones de Montréal n’avaient accès ni aux clubs huppés ni aux terrains de golf. Les Québécois étaient un peuple peu éduqué: la chanson est importante parce que pendant longtemps, il n’y a eu que cela, le chant à la maison ou à l’église. » Alain Simard, coprésident des Francos, décline un verre au bar de l’Hyatt Regency, hôtel en grève où les cadres font office de femmes de chambre depuis plus d’un mois… Traduction d’un curieux modèle social, entre Etat providence et rêve libéral. Modèle assumé par Simard, patron de ces 200 concerts des Francos et instigateur du Festival de Jazz de Montréal, gargantuesque événement de juillet où Leonard Cohen vient de faire son come-back scénique. Simard dirige une boîte de 350 personnes (3 000 pendant les festivals) pour laquelle les Francos sont autant une vitrine de la langue française qu’une douche financière… » Ce qui me frappe quand je vais en Europe, en France, à Spa, c’est de voir à quel point l’anglais est utilisé à outrance dans la pub comme dans la chanson, constate Alain Simard. Cela me choque un peu: je pense qu’il faut chanter en français. Je comprends parfaitement que le Québec ait instauré un examen de langue pour les nouveaux migrants – souvent anglophones – désireux de s’y installer. Apprendre le français fait partie du déménagement! » On peut trouver la déclaration douteusement proche de certaines thèses en cours au nord de chez nous (…) mais l’existence de 7 millions de francophones au sein de 330 millions d’anglophones peut raisonnablement aiguiser le niveau des défenses immunitaires. Y compris linguistiques. Cela reste acceptable pour autant que l’accueil s’avère humain, ouvert, partagé. C’est le cas dans ce Montréal bigarré de communautés haïtiennes ou asia-tiques, qui cause les deux langues nationales à parts plutôt égales.  » On est fier de voir que des groupes d’ici comme Arcade Fire, The Unicorns ou Rufus Wainwright ont énormément de reconnaissance et de succès, relève Alain Simard. Ils sont anglophones mais aussi extrêmement québécois: aujourd’hui, le Québec s’est suffisamment affirmé pour que l’identité dépasse la langue… »

LAPOINTE DE L’ICEBERG?

Déclaration quelque peu brouillée par les Francos 2008, 100 % francophones. Le seul qui tombe partiellement dans la catégorie interdite, c’est le suisse Stephan Eicher. Il se produit au Club Soda, lové dans une rue plutôt borgne où des clubs de strip fatigués voisinent avec des magasins vidéo rétros qui feraient pâlir d’envie Michel Gondry. Huit ou neuf cent personnes, un esprit bon enfant et Eicher déboule pour tutoyer en solo acoustique son Two People In A Room, prélude à un concert appuyé par deux multi-instrumentistes carnassiers qui ramènent les chansons en zone d’audace léchée. La veille, c’est Cali qui, vu l’exiguïté du lieu, a dû réfréner ses perpétuels cent mètres scéniques. En parcourant le menu des Francos 2008 – occupé par 95 % de groupes québécois – on mesure bien l’Atlantique culturel qui nous sépare. Ici, on trouve normal de planter un gigantesque podium face à une fontaine bruyante de centre commercial ou de convoquer des acrobates pour jongler avec de gros pneumatiques 4×4 avant un concert patronné par Ford. Et puis, on a d’autres références chantées. Le Québec consomme toujours de l’Hexagone – Véronique Sanson, Rose et Benjamin Biolay sont à Montréal – mais l’intérêt pour la Belgique uniquement représentée par… James Deano, est à la hauteur de notre ignorance pour sa production. Faites le QCCF (Quizz Canadien de la Chanson Francophone) et vous aurez du mal à sortir un nom autre que les Dion-Boulay-Garou, enfants braillards d’une génération ayant variétisé à mort les historiques Félix Leclerc ou Gilles Vigneault. En fait, depuis Robert Charlebois – qui vient de se produire à Bruxelles pour célébrer les 400 ans du Québec -, aucun Canadien francophone n’a vraiment imposé en Europe un style un tant soit peu personnel et audacieux. Le dernier des Mohicans québécois, Charlebois, chantait en joual – dialecte urbain de Montréal -, avait tourné avec Janis Joplin et mettait une dose d’électricité moqueuse dans ses tubes mélancoliques ( Lindberg, Ordinaire, Je reviendrai à Montréal). C’était il y a plus de trente ans et ce long désert (désen)chanté paraît aujourd’hui arrosé de nouvelles pousses. Au-delà de l’axe Arcade Fire/Robert Lepage (1), un drôle de coco nommé Pierre Lapointe fait une carrière qui s’annonce fulgurante. Agée de vingt-sept ans à peine, cette star est déjà confirmée au Québec par les disques d’or glanés via deux albums baroques. Sa voix débite des textes cruels qui traitent des douleurs communes avec culot et théâtralité. Lapointe est le chouchou des Francos où il s’est produit une demi-douzaine de fois: il en a signé la fermeture 2007 en compagnie d’un orchestre symphonique devant 100 000 personnes et, cette fois, il joue à quatre reprises dans la splendide salle Wilfried-Pelletier. Un espace contemporain de 3 000 places pour un public qu’on imagine davantage attendre le fantôme de Von Karajan que les décibels grandiloquents de Lapointe. Pourtant Mutantès, c’est le nom de la chose, est couronné d’une longue standing ovation. Son visuel rappelle certaines obsessions sci-fi de Bowiepériode Ziggy Stardust/Diamond Dogs. Une vingtaine de titres, la plupart inédits, déboulent sur un plan incliné, avec une troupe de danseurs-chanteurs aux accents de Big Bazar cybernétique. Mutantès a beau être une £uvre rendue fugace par sa date de péremption, elle prouve que l’audace musicale québécoise n’est pas réservée aux anglophones… Deux jours auparavant, Lapointe avait détaillé son sens de l’engagement:  » Sans Charlebois ou Diane Dufresne, je n’aurais jamais eu la même vision. J’ai longtemps été pris dans un discours où on était le peuple oppressé par les anglophones et cela a forgé ma façon d’être. Mon spectacle reflète ma réflexion sur cette oppression, cela me paraît important d’avoir un sentiment nationaliste sans tomber dans le discours québécois typique… » Pierre Lapointe est plus unique que typique. Il rêve de tourner aux Etats-Unis, mais en français:  » Il faudra peut-être passer par la France, s’y installer. » Il a du talent mais cela ne suffira peut-être pas à concurrencer Céline.

éPILOGUE DUTRONC

Sur la terrasse du Hyatt, alors que, comme tous les jours depuis fin juin, les employés en grève tournent en rond devant l’entrée – protocole de manif typiquement nord-américain -, Thomas Dutronc, invité des Francos pour quatre shows intimes, soigne une de ses communes gueules de bois.  » Les Québécois sont nos cousins germains (sic) et j’aime certains de leurs néologismes. Ici, un spam, c’est un pourriel. » Word de la fin et indice du gap de civilisation…

(1) Scénographe, Lepage a, entre autres, mis en scène plusieurs tournées de Peter Gabriel.

Texte Philippe Cornet, envoyé spécial à Montréal. Croquis Fifi.

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