Papier d’identités

© ASTRID DI CROLLALANZA

Pour son premier roman, Thi Thu mélange aventures contemporaines, fables et contes ancestraux sous le haut patronage de Cioran.

Cimetière du Montparnasse. Une jeune ombre festive autant que mélancolique partage un bourbon et quelques tranches de saucisson avec la tombe d’Emil Cioran, qu’elle appelle son grand-père. Gamine translucide la plupart du temps, elle a pris l’habitude de recueillir sur pellicules (ou oralement) les fragments de vie et contes édifiants de rencontres de passage. Hormis cet étrange rituel nocturne, peu d’intime sera livré à son sujet: notre photographe préfère improviser des filatures d’inconnus ou de soudains élans de tendresse plutôt que de s’épancher à longueur de pages. Tissant ainsi, dans un désordre illusoire, les fils complexes d’épisodes-miroirs tirés tantôt d’expériences bien réelles, tantôt de récits imaginaires, de légendes ancestrales. Elle chaparde aveux ou carnets intimes, recueille confessions ou apparentes fadaises, et ne semble vivre en pointillés que dans l’attente de ses échanges avec Ibtissem (l’amie coincée en sombre atmosphère familiale comme dans un film d’angoisses), Joh (le potentiel amoureux, qui surgit toujours de nulle part pour retourner on ne sait où) et « la vieille » (figure (grand-)maternelle jamais avare d’énigmes allégoriques). Autant de distributeurs d’histoires qui n’apparaissent qu’à leur guise, la laissant le reste du temps froide espionne de quidams, auxquels à force de les observer elle ne parvient plus à penser « comme à des êtres sensibles ». Toute son errance urbaine visera semble-t-il autant à tenter de questionner sa propre présence au monde qu’à déterminer pourquoi « il y a des fois où quelqu’un qu’on ne connaît pas ou peu nous est plus cher qu’un vieil ami ».

Papier d'identités

Jeu de pistes

S’entremêlent du coup, en plusieurs séquences hachurées, une succession d’aventures de moins en moins déconnectées les unes des autres, accumulation de récits dans le récit: on suit les galères d’Ibtissem la serveuse, une soeur fermement schizophrène sur les épaules; les hypothétiques errances adolescentes du tatoueur Loan, perdu autrefois loin de chez lui, en Asie, et dont la route croisera celle des délinquants Kim et Liêm… Mais aussi les souvenirs de la vieille concernant la traque par-delà le temps de Kaguya par son frère Yoru trop protecteur, ces deux derniers s’entendant conter par une chamane le bannissement du dieu de la Lune Tsukuyomi par sa propre soeur, la solaire déesse Amaterasu. Dans un univers où « les hommes en mal d’amour » sont attirés comme des moustiques par « les lanternes rouges (…) quoique la chair réponde rarement à leurs attentes », où le sentiment amoureux ne peut être envisagé que comme une chute, tout un chacun semble condamné à faire les 400 pas en attendant une révélation qui n’advient pourtant qu’à condition de se mettre réellement en branle, tant « l’ennui ne se manifeste qu’envers ceux pour qui vieillir a un sens ». Dans une langue élégante quoi qu’elle évoque ( « cette fine couche sur les marches feutrait nos enjambées impatientes »; « il a foncé vers moi à une vitesse pétrifiante »), évocatrice sans tout miser sur l’épate, Thi Thu propose au lecteur un savoureux jeu de pistes aux faux airs d’autoportrait.

Presque une nuit d’été

de Thi Thu, ÉDITIONS Rivages, 204 pages.

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