OUT OF AFRICA

Idris Ackamoor, génial saxophoniste de San Francisco, a reformé ses Pyramids pour un nouvel exercice d'afro jazz.

IL A ÉTUDIÉ SOUS LES ORDRES DE CECIL TAYLOR ET COLLABORÉ AVEC KEITH HARING, MARCHE SUR LES PAS DE SUN RA ET FAIT FAIRE DU THÉÂTRE À DES DÉTENUES. DE RETOUR AVEC SES PYRAMIDS, IDRIS ACKAMOOR CÉLÈBRE L’AFRICANITÉ DU MONDE.

Bandeau noir de pirate sur la tête, sourire blanc et franc jusqu’aux oreilles… Idris Ackamoor, 66 ans le 9 janvier, reçoit dans le hall du petit hôtel qui l’accueille à Utrecht le temps du festival Le Guess Who? Avec We Be All Africans, album enregistré à Berlin auquel il aimerait offrir un successeur d’ici l’été, le génial saxophoniste de San Francisco nous a rappelé l’an dernier au bon souvenir de ses Pyramids et de l’afro jazz. Rencontre avec un ardent défenseur de la cause noire, à la fois héritier de Sun Ra, de Pharoah Sanders et de Fela Kuti.

Pourquoi avoir décidé de reformer les Pyramids en 2010?

Il y a dix ans, on a constaté de plus en plus d’intérêt pour les seventies et leurs musiques, grâce à Internet mais aussi à certains journalistes. Lorsque Gilles Peterson et Stuart Baker ont sorti ce gros bouquin jaune chez Soul Jazz (Freedom Rhythm & Sound), rassemblant l’artwork d’albums de jazz underground de l’époque, Gilles m’a appelé en me disant qu’il voulait utiliser les pochettes de nos trois disques. Dans le temps, on était très Do It Yourself. DIY avant le DIY. Cecil Taylor commençait à fabriquer ses propres albums. On allait dans la même usine à Cincinnati. On a sorti Lalibela en 1973, King of Kings en 1974 et Birth/Speed/Merging en 1976. Comme tous ces albums valaient 500 ou 600 dollars sur eBay, des maisons de disques ont commencé à me contacter pour les rééditer. J’ai rassemblé tous les membres originaux pour une release party et les Pyramids étaient à nouveau sur les routes…

Vous avez intitulé votre dernier album We Be All Africans. C’était une piqûre de rappel nécessaire?

Le titre de mon disque est autant lié aux violences policières qui ont ébranlé mon pays qu’à l’afflux de réfugiés en Europe. A tous ces Africains qui ont débarqué chez vous en quête d’une vie meilleure. Dans beaucoup d’endroits de cette planète, il a été reconnu que l’Afrique était le berceau de l’humanité. J’ai visité The Cradle of Human Kind (les Sites des hominidés fossiles) à côté de Johannesburg, là où certains des plus vieux restes humains ont été retrouvés. L’Afrique est. L’Afrique a été. Et l’Afrique sera. Le titre du disque résume l’idée que nous appartenons tous à une seule et même famille. Que nous venons tous d’un ancêtre commun même si notre peau a changé… Je me demande donc pourquoi et comment on peut si mal se comporter les uns envers les autres? Pourquoi les flics butent des gamins noirs?

Et votre réponse?

Le racisme. Un racisme profond. Ancré. Les Etats-Unis sont une nation fondée sur l’esclavage. Sur l’extermination des Indiens. Mais si nous, les Afro-Américains, entendons beaucoup de choses négatives à notre sujet, nous sommes un peuple résistant. Nous ne sommes pas encore consumés par ce que la police et l’autorité blanche nous ont fait. Nous avons une société qui vibre. Nous nous célébrons les uns les autres. Quoi qu’il arrive. Ne nous prenez pas en pitié. On garde la tête haute. Trump veut te faire croire que tu ne peux pas te promener dans les quartiers noirs sans te faire tirer dessus. Ce n’est pas vrai du tout. Nous aimons la vie. Nous avons des familles comme tout le monde. Comme beaucoup d’autres, les Latinos, les Asiatiques, on expérimente aux Etats-Unis une ère où la minorité devient la majorité. Parce que les gens de couleur seront en 2050 plus nombreux que les Blancs. C’est déjà le cas en Californie. Il y a de l’inquiétude mais je ne suis pas préoccupé. Je suis plus en train de célébrer la vie, de jouer pour envoyer un message positif. La musique guérit. Elle m’a toujours soigné. Que ce soit en temps de détresse ou lors des moments de colère. Elle peut unifier. Elle a toujours rassemblé les Noirs. Déjà dans les champs pendant qu’ils ramassaient le coton. Sous l’esclavage, nous avions des chants de travail. Le blues venait de cette expérience. Il venait d’une pression, la pression de l’exploitation. La musique nous a toujours soutenus, réconfortés. Comme en Afrique. En Afrique, on vient au monde en musique, on traverse la vie en musique et on retourne à la terre en musique. La musique est l’une de nos plus formidables contributions au monde. Le jazz en est l’une des preuves.

Comment avez-vous digéré l’élection de votre nouveau président?

Beaucoup de gens ont été surpris, choqués même, par le succès de Donald Trump. Mais l’Amérique a surmonté beaucoup d’administrations du genre. Lyndon B. Johnson a permis le Viêtnam. George W. Bush était derrière la guerre en Irak. On a aussi eu droit à Ronald Reagan. Et les Républicains peuvent se montrer extrêmement conservateurs… Le top pour moi, ça a été Clinton et Obama. Mais même un président noir ne peut pas changer les Etats-Unis en une nuit. C’est un pays extrêmement divisé. Un pays qui a été bâti, comme je le disais, sur l’agression et la contrainte. On vit dans un pays violent et dans un monde qui l’est tout autant. Regarde les deux guerres mondiales qui ont frappé l’Europe: on est tous dans le même bateau quelque part. On est d’ailleurs tous confrontés aujourd’hui à des situations extrêmement difficiles. On essaie donc de graviter autour de gens qui partagent les mêmes convictions que nous. J’habite à San Francisco. C’est une ville très positive, très libérale. Presque un pays à elle toute seule… Trump parle beaucoup de l’Obamacare, des immigrés, mais son pouvoir a des limites. Obama n’a pas pu empêcher les flics de tuer autant de Blacks. Et Trump ne fera pas ce qu’il veut. On a des garde-fous. Le Sénat, la Chambre des représentants. Au début, j’étais très préoccupé. Mais je suis déjà passé au-dessus. Les Afro-Américains sont confrontés à l’animosité et au racisme depuis tellement d’années. On a appris comment y faire face.

Votre premier voyage en Afrique, qui a marqué votre musique de manière indélébile, remonte au début des années 70…

Les Pyramids ont fait leurs premiers pas en 1972 avec une poignée de concerts en Europe. On n’a pas joué en Belgique mais on s’est produit à Paris et à Amsterdam dans des endroits alternatifs comme le Melkweg… Et dans la foulée, on est partis au Maroc. Je me souviens encore du son de la Casbah. Je ne connaissais rien du tout de l’Afrique. J’avais 20 ans mais je n’en avais rien étudié. J’avais juste vu le film Casablanca et j’étais intrigué par la Casbah. La Casbah, c’était le ghetto marocain avec tous les pauvres et les mecs bizarres. Mais y vivre, absorber les odeurs et les images, ça m’a ouvert les yeux. On a ensuite été à Tanger, Rabat… Puis à Dakar, au Sénégal, pour quatre ou cinq jours. Avant de nous installer au Ghana pendant trois ou quatre mois. Nous y avons étudié la musique d’Afrique de l’Ouest. La musique des villes, mais aussi celle de la brousse… On est remontés au nord du pays à Bolgatanga et à Tamale et on a expérimenté ces deux sociétés. Tamale était davantage marquée par des influences islamiques, là où Bolgatanga présentait un caractère plus ancestral. A Tamale, nos maîtres étaient les joueurs de tambours royaux de Dagomba. Ils nous ont adoptés, Margo, mon ex-femme flûtiste, et moi. Quand on est montés là-haut, c’était comme retourner en arrière de 500 ans. A Bolgatanga aussi, on a eu la possibilité de jouer dans des cérémonies. Notamment au deuxième enterrement d’un roi Frafra. Quand un roi Frafra mourrait, on le gardait secret. Pour que l’ennemi n’en tire pas avantage. Le premier enterrement n’était donc pas rendu public. Mais ensuite, on organisait de grandes célébrations. Il y avait des percussionnistes jusqu’au sommet des huttes. Après, nous sommes allés en Ouganda et au Kenya, où nous avons étudié la musique des Maasaï et des Kikuyus. Au total, nous sommes restés neuf mois en Afrique.

Comment s’est passé votre retour aux Etats-Unis?

En Amérique, nous avions été formés par le pianiste Cecil Taylor. Et nous sommes revenus avec toute cette connaissance de la musique africaine et tous ces instruments qu’on avait collectionnés. Dans l’avion, on était fringués de costumes traditionnels. Les gens se demandaient vraiment qui on était. On est rentrés dans l’Ohio et on s’est mis à jouer sous le nom des Pyramids -ce que nous n’avions fait qu’en Europe. Puis à enregistrer nos propres disques. Diplômé, j’ai commencé à travailler au département musique de l’université. J’ai eu un contrat de six mois pour enseigner. J’ai partagé mon expérience, dirigé un ensemble d’étudiants, tout en menant les tournées de front. Cecil n’était pas un professeur très orthodoxe. Par exemple, il n’écrivait jamais la musique. Il n’y avait pas de partitions sur papier, de notes… Il dictait ce qu’il voulait que tu joues en termes d’architecture, en indiquant une lettre. C’était presque comme une photo. Il permettait à tout le monde, du débutant au musicien chevronné, de jouer dans l’orchestre. Il tirait le meilleur de chacun dans un collectif et dégageait une énergie incroyable.

Vous vous souvenez du premier concert de Sun Ra auquel vous avez assisté?

C’était en 1971 au Berkeley Jazz Festival. On avait profité du spring break, Margo et moi, pour visiter la baie de San Francisco. Sun Ra partageait la scène avec Alice Coltrane. C’était dehors, dans un amphithéâtre grec. J’ai été soufflé. Soufflé par le spectacle, par ces couleurs, par ce mec qui dirigeait le groupe. J’ai aussi été profondément marqué par David Murray et Butch Morris qui a développé la conduite. Il faisait de la musique à partir de rien, juste par les mouvements de ses mains. Mais Sun Ra m’a beaucoup inspiré et la théâtralité de l’Arkestra, son groupe, m’a transformé.

En 1977, vous avez créé Cultural Odyssey. Une compagnie artistique assez particulière…

Quand les Pyramids se sont séparés après un concert où on ouvrait pour Dexter Gordon et Al Jarreau, j’ai essayé de vivre de mon activité de musicien. Mais je ne savais pas trop où j’allais. J’étais fauché, très pauvre, toujours à San Francisco. Et j’ai eu une épiphanie, une vision. J’avais créé mes groupes. Mon quartet, mon quintet… Et j’y ai ajouté un danseur et une actrice. C’était naturel. Ça venait de l’Afrique. Du fait qu’en Afrique on combine tout le temps la musique, le théâtre et la danse. Tu vois rarement l’une de ces disciplines toute seule. Le griot dans la société africaine est le gardien de l’Histoire. Il chante, récite, fait de la poésie, danse, porte des costumes. C’était ce que je voulais: combiner la musique, le théâtre et la danse.

En touchant des publics spécifiques?

On a donné des spectacles pour les écoles, pour les jeunes. Ma partenaire Rhodessa Jones était actrice et chanteuse. Et moi, j’étais surtout musicien. Nous avons donc monté un truc unique et développé un tas de projets. Notamment en faisant du théâtre en prison. Rhodessa a enseigné l’art de la scène à des détenues. Elle a créé des spectacles en utilisant leurs voix. Des histoires sur leur vie, sur ce qu’elles étaient. Pas des adaptations de Shakespeare. Pour la première fois dans l’Histoire américaine, elle a notamment pu emmener des prisonnières en dehors de l’établissement pénitentiaire sous surveillance de gardiens pour jouer dans un théâtre. C’est devenu un modèle international pour le travail avec la population carcérale. Maintenant, elle bosse beaucoup avec des gens atteints du VIH. Je suis impliqué aussi. Je suis le producteur. Je participe, je conçois la musique. Ça me donne de l’énergie. Un bon karma, des vibrations positives. Ça fait du bien de bosser dans des projets qui bénéficient à la communauté. On parle d’activisme artistique et social. C’est ce qu’on fait aussi avec les Pyramids. On implique le public, on le rassemble.

Vous avez notamment collaboré avec Keith Haring…

Le frère de Rhodessa n’est autre que le célèbre chorégraphe Bill T. Jones. Il a notamment chorégraphié Fela! sur Broadway. A l’époque, au milieu des années 80, il était danseur à New York et pote avec Keith. Un producteur avait programmé The Legend of Lily Overstreet. Un duo, Rhodessa et moi, dans lequel elle racontait son expérience personnelle de danseuse dans un peep show pour pouvoir payer les études de sa fille. On a demandé à Keith s’il voulait s’occuper de notre décor et il a accepté. On a joué le spectacle pendant cinq semaines dans le Lower East Side et on a gardé le décor pour notre tournée. Mais des années plus tard, après son décès, ce truc valait des millions de dollars. Tellement de fric que la fondation Keith Haring nous a contactés pour le récupérer. Keith avait commencé comme graffeur dans les rues de New York. Il était devenu ce méga artiste. Il nous avait donné le décor mais on ne pouvait pas le prouver. On a embauché des avocats, passé un accord et partagé. Il avait notamment dessiné un vagin dont Rhodessa sortait. On a fini par le vendre pour financer d’autres projets…

IDRIS ACKAMOOR, WE BE ALL AFRICANS, DISTRIBUÉ PAR STRUT/V2.

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ENTRETIEN Julien Broquet

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