Filmer une fiction pendant douze ans avec les mêmes acteurs, et donner ainsi à partager au spectateur l’intimité d’une famille américaine sur la durée, le concept relevait de la gageure. C’est pourtant le pari magistralement relevé par Richard Linklater dans Boyhood, film d’exception à qui tout un chacun s’accordait à promettre l’Ours d’or. C’était toutefois sans compter sur les voies du jury, qui lui aura préféré Black Coal, Thin Ice de Diao Yinan, le cinéaste texan devant pour sa part « se contenter » du prix de la mise en scène -mieux qu’une consolation, toutefois.

Chronique de l’enfance

Autodidacte, Linklater est aussi un électron libre dans le cinéma contemporain. Entamé à l’orée des années 90, son parcours l’a vu ainsi se frotter aussi bien à la teenage comedy (School of Rock, avec Jack Black) qu’au film de gangsters (The Newton Boys); au film expérimental (Waking Life) qu’au drame conscientisé (Fast Food Nation). A quoi l’on ajoutera une romance déclinée en trois temps, celle unissant Julie Delpy et Ethan Hawke de Before Sunrise en Before Sunset, et jusqu’à, tout récemment, Before Midnight -façon filmique inédite de prendre, déjà, la mesure du temps qui passe.

Boyhood pousse donc cette idée encore plus loin: entamée en 2002, l’expérience a vu le réalisateur filmer un groupe d’acteurs -Patricia Arquette, Ethan Hawke, Lorelei Linklater et Ellar Coltrane- pendant douze printemps consécutifs, à raison de quelques jours chaque année. C’est là l’histoire d’une famille banale, entre implosions et recompositions, et un film s’attachant à l’existence dans ses moments creux comme dans ses temps forts. Mais surtout, sous couvert de chronique au quotidien, un portrait sans précédent de l’enfance et de l’adolescence à travers la figure de Mason, dont Boyhood accompagne l’éclosion jusqu’à son entrée à l’université. S’il y a là une thématique dont le cinéma, comme la télévision d’ailleurs, ont fait leur miel, la manière choisie par Linklater produit un effet sidérant: on n’avait jamais vu, en effet, incarnation aussi convaincante et vraie de l’enfance à l’écran, la caméra enregistrant les transformations de Ellar/Mason et la construction de son identité dans un mouvement d’une singulière et émouvante beauté. Sensation encore aiguisée, du reste, dès lors que l’on voit, dans le même élan, ses parents mûrir sous l’effet de l’inexorable avancée du temps, en une perspective rendue tout simplement bouleversante. Linklater l’accompagne, en filigrane, de la perception, discrète mais avisée, des mutations du monde, donnant à son film des contours plus fascinants encore. Mais si Boyhood produit un effet indélébile, c’est aussi parce que son dispositif audacieux s’efface rapidement derrière le propos, pour puiser dans cette collection de micro-événements un surcroît de substance venu l’apparenter à la vie même. Ce qui s’appelle la magie du cinéma, et la pâte dont l’on fait les chefs-d’oeuvre…

J.F. PL.

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