A Serious Man voit les frères Coen plonger dans leur identité juive, sans rien perdre pour autant de leur humour noir. Rencontre avec les duettistes…

Rencontrer les frères Coen est assurément un exercice particulier. S’ils parlent d’une même voix, l’un ponctuant régulièrement les propos de l’autre, quand ils n’entament pas une sorte de ping-pong verbal, Ethan et Joel ont aussi le chic pour enrober leurs explications d’un écran de fumée, qu’il s’agisse de cet humour particulier qu’ils ont résolument complice, ou encore de ces points de suspension qu’ils laissent le soin à leur interlocuteur de compléter. Un exemple? Au confrère leur demandant si A Serious Man, aurait pu s’intituler également A Man of Constant Sorrow, allusion au titre de l’une des chansons de O’Brother where art thou?, l’un de leurs précédents opus, Ethan répondra: « Certainement, si l’on considère le nombre de tuiles qui s’abattent sur le personnage central. Encore que, ethnographiquement, cette musique soit quelque peu incorrecte… «  Tout est là, bien souvent, dans cet espace ouvert à la spéculation que, pour le coup, Joel se chargera, après un temps, de combler: « On aurait pu dire: A Mensch of Constant Sorrow. »A Serious Man raconte donc l’histoire de Larry Gopnick, professeur d’université quelconque vivant dans une petite communauté juive du Midwest, et confronté à une succession de malheurs plus ou moins fâcheux. Soit quelque version contemporaine du Livre de Job – constat que Joel ne contestera pas, encore qu’il y ajoute un commentaire dans le plus pur style Coen: « C’est vrai, mais nous n’avons pas envisagé le film en ces termes, comme nous avions pu le faire de O’Brother avec L’Odyssée . A l’époque, nous avions une volonté assumée d’amener le récit en terrain plus classique, et d’en faire une réflexion de L’Odyssée . Ici, nous n’avions pas pensé à cette ressemblance. » « De même, poursuit Ethan, lorsqu’on dit que ce film est la blague shlemiel ultime, le shlemiel étant celui qui souffre, et qu’il s’inscrit dans une longue tradition. C’est vrai, mais nous n’y avions pas pensé. »

On l’aura compris, A Serious Man plonge dans l’identité juive des frères Coen, un terrain qu’ils n’avaient guère arpenté par le passé. C’est dire aussi si cette nouvelle comédie noire peut apparaître comme leur film le plus personnel. Jusqu’à reproduire à peu près fidèlement l’environnement géographique et culturel dans lequel ils ont été éduqués. « Nous ne considérons pas pour autant ce film comme autobiographique, observe Ethan , mais le cadre ressemble à celui dans lequel nous avons grandi. » « Nous sommes allés dans une école hébraïque, nous avons fait notre bar-mitzvah, avons vécu dans une communauté semblable à celle du film, et notre père était professeur à l’université. Mais les événements de l’histoire et tout ce qui arrive à cet homme sont pure invention », relève Joel.

Ce fils, c’est Danny, jeune garçon à la veille de sa bar-mitzvah et qui passe le plus clair de son temps à regarder F-Troop à la télévision, quand il n’écoute pas le Jefferson Airplane sur sa radio de poche – nous sommes en 1967, eneffet, moment sur lequel les cinéastes n’ont jamais envisagé sérieusement de transiger. « Cette période correspondait à ce que nous voulions faire et au moment où nous avions nous-mêmes l’âge de Danny, souligne Ethan. Quant à opter pour 1967 précisément? La chanson Somebody to Love , du Jefferson Airplane, joue un rôle important dans le film, et l’album Surrealistic Pillow , sur lequel elle figure, est sorti au printemps de cette année-là. Cela n’a sans doute pas dicté notre choix, mais l’a suggéré. Le décor influence le ton d’un film, et nous tenions à ce que les choses ressemblent à cela. Tout change tellement vite, un an plus tard, déjà, cela n’aurait plus été pareil. » « Nous n’avons jamais envisagéA Serious Man autrement que comme un film d’époque, précise encore Joel . Je ne suis pas sûr que nos esprits et notre imagination auraient pu accoucher d’une telle histoire dans un contexte contemporain, parce que nous sommes désormais tellement éloignés de cette réalité. Alors que là, cela correspond à notre vécu. Pour faire un film sur une communauté juive du Midwest, il fallait l’avoir vécu… » Et de conclure, de concert, ce chapitre sur une pirouette: « Sans doute A Serious Man présente-t-il des connexions personnelles que n’ont pas nos autres films. Mais quel que soit le sujet d’un film, il est le résultat de votre identité profonde. Même s’il s’agit d’envoyer un singe sur la lune… »

The Dude playing the Duke

Autre particularité de A Serious Man, le film ne compte aucune star à son générique. Les frères Coen ont ainsi jeté leur dévolu sur un parfait inconnu, Michael Stuhlbarg, pour tenir, avec conviction, le rôle principal, parmi d’autres visages pas plus familiers. On est loin, donc, des George Clooney, Brad Pitt et autre Javier Bardem peuplant leurs derniers films. « Nous voulions que l’on ressente cet environnement comme vrai, explique Ethan. Et une star de cinéma n’aurait aucunement contribué à ancrer le film dans un sentiment de réalité. Larry est un homme ordinaire. Certaines stars arrivent à projeter cette qualité, mais nous tenions à ce que le spectateur soit immergé dans un environnement exotique dont une star aurait pu l’arracher. Cela étant, comme cinéastes, tourner avec Brad Pitt ou Michael Stuhlbarg ne présente pas de différence. »

Dans le cas présent, l’absence de grands noms aura aussi permis aux auteurs de maintenir le budget dans des limites raisonnables. « C’est également un aspect de la question, même si les stars qui ont travaillé avec nous l’ont fait pour des montants relativement bon marché eu égard aux salaires généralement pratiqués. Nous savions ne pas avoir le budget pour engager des stars, mais même si une star s’était dite prête à tourner pour rien, cela n’aurait pas été une bonne idée pour le film… « , observe Joel. « Il est clair que nous n’avons pu faire A Serious Man que parce que nous avons veillé à lui garder un profil modeste. Il serait sans doute plus difficile à financer aujourd’hui qu’à l’époque, l’humeur étant plus conservatrice. A fortiori, sans la moindre star. Mais là, Focus Features et Working Title, avec qui nous travaillons depuis des années, nous ont fait confiance. » Et cela, avant même que No Country for Old Men ne connaisse le succès que l’on sait – « ces 2 films ont été écrits à la même époque, explique Ethan, et c’est intéressant. Etre immergés dans le roman de Cormac McCarthy a déteint sur cette histoire… » Manière de rappeler une nouvelle fois que, plus personnel ou pas, peu importe : A Serious Man est avant toute chose du pur Coen, avec un regard décalé sur le monde, et un clin d’£il oblique sur la condition humaine, à moins que ce ne soit l’inverse.

Ce que devrait permettre d’encore vérifier leur prochain opus, à savoir un remake de True Grit (Cent dollars pour un shérif), western réalisé par Henry Hathaway en 1969, où John Wayne incarnait un shérif borgne engagé pour accomplir une vengeance, dans le rôle qui allait lui valoir son unique Oscar. « Nous nous sommes plus inspirés du roman de Charles Portis dont il était tiré que du film », souligne toutefois Ethan. On ne demande qu’à voir, d’autant plus que l’interprète du shérif sera cette fois Jeff Bridges, l’inoubliable Big Lebowksi du film éponyme. The Dude playing the Duke, voilà qui promet.

Rencontre Jean-François Pluijgers, à Londres

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