À la 43e édition cannoise du Midem, le rassemblement mondial de l’industrie musicale, le disque continue son processus inexorable de dématérialisation. Une voie royale pour la diversification, des fans à la mobilophonie.

« J’étais assise au milieu d’une marée de filles hystériques et quand on a appelé sur scène Enrique Iglesias, à deux rangées devant moi, plusieurs d’entre-elles m’ont littéralement grimpée dessus, juste pour essayer de le toucher. » Dana Al Salem, 34 ans, évoque une Carla Bruni qui aurait suivi un stage de coiffure chez Charlie’s Angels. La raison pour laquelle cette jeune femme d’origine américano-kowétienne fréquente le Midem 2009, c’est bien celle-là: les « fans ». Et en ce samedi soir de janvier cannois, ils font bouillir les NRJ Awards présentés avec sa démagogie habituelle par le Nikos de la Star Ac. Devant l’énorme Palais des Festivals qui déverse son tapis rouge comme une langue trop chaude sur laquelle montent les élus du glamour- Mylène Farmer, The Pussycat Dolls, Katy Perry, Christophe Maé – se déroule le ballet conformiste des limousines à vitres opaques et de légions entières prises de fièvre du samedi soir. Pour Dana, tout cela est une véritable mine d’or, l’équivalent du coltan pour le portable, la matière première précieuse de son nouveau business: www.fanshake.com.

Après avoir monté Yahoo Europe, Dana a eu le coup de sang pour les fans:  » En les rencontrant, notamment en tournée avec des artistes, j’ai réalisé que les fans méritaient une plate-forme pour devenir le meilleur fan. » Devant notre légitime scepticisme, Dana précise:  » Les possibilités semblent infinies pour que le fan soit l’équivalent du citizen journalist, celui qui propose et s’exprime, sorte de son rôle passif, imagine le nouveau tee-shirt, écrive une review de disque ou dessine la pochette de son groupe préféré. Il ne s’agit pas de concurrencer le fan-club officiel mais de redonner la valeur du fan au fan et de rétablir les connexions. Pour l’instant, il n’y a pas forcément de lien entre fans, groupes, labels ou tourneurs, on va s’en charger. On rentabilisera par la pub bien sûr mais aussi en vendant des virtual goods (1), des billets pour les concerts sold-out, des objets de collection, etc. »

Pour établir ce grand schéma d’Internationale du fan, Dana a monté une équipe de huit personnes et termine sa levée de fonds, soit deux millions d’euros. Serious shit. Elle a compris que les fans de la wide generation (les 15-23 ans) et les 850 000 artistes (…) recensés dans tous les genres musicaux de la planète, constituent une incroyable source de revenus. Fanshake se bougera les hanches dès le mois de février. Mais la « monétarisation » des fans est sur toutes les bouches, celle par exemple de Bryan Calhoun, manager de Kanye West, expliquant comment  » une nouvelle sonnerie de téléphone de Kanye a beaucoup plus d’impact si c’est l’artiste en personne qui l’annonce sur le blog qu’il alimente lui-même plusieurs fois par jour« . L’image de la star et du fan marchant de commun accord vers la consommation réciproque n’est bien sûr que la métaphore idéalisée d’un système désespérément en quête de nouvelles sources de profits. Autrement dit:  » Comment rentabiliser les 30 millions de personnes qui regardent une vidéo de Chris Brown sur YouTube?« , se demande un agent américain, suivi par la réflexion du manager de Robbie Williams pensant qu' » il faut mettre au point un outil pour calculer la somme planétaire de clics sur ces sites de vidéo et autres pour nos artistes« . 2009 version 1984, donc. La réponse industrielle est en cours: lorsque Warner annonce récemment avoir exigé que tous ses artistes maison soient retirés de YouTube, ce n’est rien d’autre qu’un moyen de pression pour avoir sa part du (monumental) gâteau.

Les Kids digitaux

Le Midem représente huit mille personnes venues de quatre-vingts pays qui voyagent en permanence dans une vaste construction pyramidale d’allure stalinienne. Stands, conférences, concerts, petits fours, champagne et mauvais café constituent le puzzle coutumier d’une profession musicale qui aurait donc mal aux oreilles. Après quatre journées dans ce Palais des Festivals, l’impression est bizarre. On y respire à la fois les vieux parfums d’un monde en disparition et les tentatives d’odeurs révolutionnaires. On esquive un hommage forcément démodé à Charles Aznavour comme une décoration filée par la France au folkeux sixties Donovan. L’actualité, la vraie, s’épèle en lettres grasses et digitales. Elle ne jure plus que par Nokia, BlackBerry, iPhone, Napster (2) et tout autre moyen d’engranger et de vendre la musique dématérialisée. Nokia s’enorgueillit d’avoir lancé un nouveau service ( Comes With Music) qui permet aux propriétaires de portables d’accéder à un catalogue, payant, de cinq millions de titres. C’est déjà le cas en Grande-Bretagne, le continent suivra. Ericsson également. On s’excite aussi sur Shazam, gadget qui permet à l’iPhone de reconnaître un titre passant en radio et de le commander aussi sec. Plus circonspect, Harvey Golsmith, mythique promoteur anglais (Live Aid, c’est lui), fait remarquer au passage que tout cela n’est peut-être pas aussi excitant côté musique: l’information sonore stockée sur un iPhone, par exemple, n’ayant toujours pas la qualité d’un CD… Mais la dernière génération des kids digitaux le sait-elle seulement? L’argument financier est parfois ludique: sur l’espace très fréquenté de Guitar Hero – jeu six cordes pour PlayStation -, des adultes qui se prennent pour le clone de Clapton ou de Slash, font face à un écran. Qu’on trouve le plan dément ou grotesque, ce phénomèneculturel lancé en novembre 2005, a un argument massue: il a engrangé un milliard de dollars de recettes en trois ans.

Placebo, service inclus

Face au CD – comateux résistant -, la dématérialisation de la musique triomphe mais les vieux schémas s’adaptent.  » Chaque année, mon corps se lève en janvier et se dirige vers Cannes, c’est un point de repère où je fais le tour de mes labels et prends la température. Cela m’inspire dans ce qui pourrait être la prochaine étape pour nous« , explique Kenny Gates, 45 ans, l’un des deux boss de Pias, boîte belge et indépendant majeur européen. Il n’a loupé le Midem qu’une seule fois depuis sa première venue en 1984 et profite de l’intense concentration médiatico-économique du lieu, pour annoncer son (mini) scoop: Pias a signé Placebo pour l’Europe entière dans un nouveau contrat  » de service intégral« .  » Placebo nous livre son produit fini (Ndlr: la maison de disque n’intervient donc plus dans la production de l’album) et nous nous occupons de la distribution du disque, prévu pour juin, de son marketing et de sa promotion. Pias prend pas ou peu d’investissements à sa charge et travaille au pourcentage. Dans ce cas-là, Pias devient une maison de service. » Ce type de deal déjà d’actualité pour le dernier sur certains territoires européens arrache un sourire à Kenny.  » On en est à 20 % de disques vendus en plus que pour l’avant-dernier album. » Non pas que l’ancien schéma producteur-distributeur soit abandonné: c’est peu ou prou la ligne de conduite du label belge avec l’équipée Soulwax/2 Many DJ’s et le tout prochain Ghinzu pour lequel le même Kenny annonce un  » signal fort et l’envie de faire travailler tout le réseau Pias, d’activer les meilleurs agents, les meilleurs festivals« . Pour ceux qui en doutaient encore, la musique – matérialisée ou non – réclame une stratégie et une puissance de feu. Pour Ghinzu, on en reparle dans un an. Alors cet effondrement du marché, Mr Pias?  » Cela m’énerve d’entendre dire que le disque est mort, chez Pias, il constitue toujours 80 % du chiffre d’affaires annuel estimé à 100 millions d’euros. »

Radiohead, la gratuité a un prix

A Cannes, Brian Message, manager de Radiohead, ne fera aucune confidence sur l’argent engrangé par la sortie digitale façon  » payez ce que vous voulez » du dernier album de Radiohead à l’au-tomne 2007 (2). Considérant sans doute que le medium est le Message (…), l’Anglais, poli mais prudent, se contente d’ironiser sur la  » faiblesse de l’investissement concédé, quelques pences par album. Ce que l’on a constaté, c’est que le public de Radiohead a énormément grandi. On n’avait jamais fait plus de vingt-cinq mille personnes à San Francisco, on en fait soixante mille après cette sortie. La musique gratuite n’est qu’une partie d’une stratégie globale: quand on vend un morceau via iTunes, on touche 70 % du prix, contre 15 par une firme de disques classique » .

La gratuité est aussi un virus mutant selon le statut socio-économique de celui qui l’offre: pour un patron de petit label indépendant comme le Bruxellois Marc Hollander de Crammed Discs, elle reste un luxe. Après vingt-six Midem, trouvant celui-ci morose et peu fréquenté, il confie avoir failli ne pas venir, refroidi par la faillite de deux de ses distributeurs, dont l’anglais, Pinnacle, emporté par l’effondrement de la chaîne HMV outre-Manche. Marc croit aux  » added value products » et à la diversification des ventes, notamment par la  » synchro« .  » Je constate que les produits CD bénéficiant d’un packaging important, luxueux, peuvent être vendus à des prix conséquents. Je pense au box du groupe anglais This Mortal Coil, sur le label 4AD, qui a vendu mille coffrets à 100 livres, ce qui fait quand même 100 000 livres. » Pour la seconde option, la  » synchro » désigne les morceaux vendus pour l’usage dans les séries, films et autre pub. Cela peut rapporter 20 000 dollars le titre, à partager entre ayants droit. Crammed en a calé quelques-uns dans Sex & The City, Six Feet Under, The Sopranos et 24 Heures Chrono.  » Drôle d’époque, conclut Hollander, la musique sert à vendre tout, sauf des disques… »

Parmi les dernières tendances, il y a celle d’associer un produit de consommation à de la musique: Bacardi lance le prochain EP de Groove Armada alors que Courtney Love aurait récolté plusieurs millions de dollars pour son prochain album Nobody’s Daughter grâce à la bienveillance d’une marque de Tequila et d’une compagnie d’hygiène féminine. Dans un discours économique archi-vampirisé par la notion de profit, Michael Eavis, 73 ans (…), est un spécimen. Créateur du festival de Glastonbury en 1970 sur l’emplacement de sa propriété du Somerset, il est toujours fermier et organisateur d’un des plus imposants festivals européens. Ce lundi soir, ce septuagénaire à tête de lutin, est vert de contentement. Officiellement récompensé par le Midem d’un Green World Award, il apparaît aussi comme échappé d’une espèce rarissime: les philanthropes pragmatiques, section recycleurs. Capable de donner 2 millions de livres chaque année à des projets africains et de recycler 50 % des déchets occasionnés par Glastonbury:  » J’ai commencé en travaillant avec des hippies, il y a trente-neuf ans et, au fond, ils avaient la bonne philosophie… Aujourd’hui, les rock stars ont une énorme responsabilité vis-à-vis de l’environnement, ce sont des modèles. » Avant même d’annoncer son affiche – juste après le bouclage de ce numéro – 90 % des 177 000 tickets de Glastonbury 2009 étaient déjà vendus. L’éthique paie: y aurait-il donc une morale dans tout cela?

(1) Objets non-physiques qui s’échangent gratuitement ou pas sur le Net. Un bouquet de fleurs (virtuelles) pour la Saint-Valentin par exemple…

(2) Sortie relayée, rappelons-le, par une officielle -et payante – début 2008.

Texte et photos Philippe Cornet, à Cannes

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