LÉGENDE ET PILIER, INÉBRANLABLE, DU ROCK UNDERGROUND AMÉRICAIN, THURSTON MOORE RACONTE SON NOUVEL ALBUM, VERTIGINEUX ET ANTIAUTORITAIRE, L’APRÈS-SONIC YOUTH, SA VIE À LONDRES, SA VISION DU CONTEXTE POLITIQUE INTERNATIONAL ET UN NEW YORK D’UNE AUTRE ÉPOQUE…

Depuis qu’il s’est séparé de Kim Gordon (qui a annoncé la sortie de ses Mémoires, Girl In a Band, pour février prochain) et que Sonic Youth a mis la clé sous le paillasson, Thurston Moore n’a pas chômé. Toujours aussi bruyant, intelligent, curieux et aventurier, le guitar hero et poète natif de Coral Gables, en Floride, a enchaîné ces dernières années les projets les plus divers. En groupe avec les Chelsea Light Moving, en guest pour le projet black metal Twilight, comme en collaboration avec John Zorn, Mats Gustafsson et autres anticonformistes, le grand échalas confirme son amour de l’expérimentation et du danger… Rencontre avec un homme aussi humble qu’affable, passionné et passionnant.

Vous avez enregistré votre nouvel album avec Deb Googe (My Bloody Valentine), Steve Shelley (Sonic Youth) et James Sedwards (Nought). Comment s’est bâti ce disque?

Au départ, tout ce que je voulais, c’était en sortir un. A priori avant l’été. Histoire que ça me permette de tourner et que ça valide ma présence en festival. Je cherchais vraiment à bosser, à donner des concerts, à gagner de quoi payer mon loyer. J’avais pas mal de matériel. Toutes ces chansons que j’avais enregistrées avec Chelsea Light Moving et que je n’avais pas encore sorties. Mais également des bandes plutôt noise, des titres en solo à la guitare acoustique. Des bazars instrumentaux aussi. Je me suis dit que j’allais enregistrer quelques nouvelles chansons à Londres et sortir une espèce de pot-pourri. J’habitais en ville et j’y ai rencontré le guitariste James Sedwards. J’ai écrit quelques morceaux et on s’est mis à les jouer en duo. Alors qu’on assurait la première partie de Lee Ranaldo, Steve Shelley nous a entendus et a proposé ses services à la batterie. James a alors suggéré la bassiste parfaite: Deb Googe de My Bloody Valentine. MBV, c’est l’un des grands groupes de notre ère. On a joué avec lui quand il débutait au milieu des années 80, avec ce qu’on appelait de la shoegaze pop à l’époque. Je n’en pensais pas grand-chose à vrai dire. D’ailleurs, quand un an plus tard, j’ai lu ô combien ils étaient bons sur scène dans le NME, je me suis demandé ce qui leur était arrivé… (rires) Nos chemins se sont ensuite souvent croisés. Enfin bref. Elle ne bossait pas. Elle était intéressée. Et on s’est mis à enregistrer tous les quatre. Au total, je me suis retrouvé avec pratiquement deux heures de musique. Un album, Detonation, habité par l’énergie et la colère. Une vibe de protestation. J’ai continué à bouger plein de trucs. Et tout ce qui est resté, c’est la session de Londres avec Deb, James et Steve. Les six chansons qui sont sur le disque auxquelles j’en ai ajouté deux qui datent du même moment et où je gratte acoustique. Le fait que Deb joue avec nous est très excitant. Ça fait un peu Sonic Youth meets My Bloody Valentine. Ah oui, j’ai aussi changé le titre en The Best Day. Je trouvais ça plus optimiste.

Comme l’est sa pochette…

Il s’agit de ma mère et de son chien. Elle devait avoir le début de la vingtaine. C’était dans les années 40. Et c’est mon père qui se cache de l’autre côté de l’appareil. Mes parents venaient de se rencontrer. Je trouvais ça particulièrement beau et doux. Ça semblait incarner le bon temps. The Best Day, c’est très générique. Et j’imagine qu’il y a un tas de chansons du même nom qui circulent sur YouTube. Mais bon. J’en suis au milieu de la cinquantaine. Mon existence a radicalement changé. Je me suis séparé de Kim. Ma vie est fâchée et en même temps, je suis amoureux. Et c’est beau. J’habite à Londres depuis un an. Ces six dernières années ont été assez folles et secouées. Et pour l’instant, j’accepte tout ça. Il y a des coeurs brisés et de jolies choses qui se chevauchent. J’essaie de me concentrer sur ces dernières. C’est politique aussi d’une certaine façon. Beaucoup de troubles agitent le monde pour l’instant mais il va continuer de tourner et d’être confronté à ce genre de situations. Comme il l’a toujours fait au cours de l’Histoire, il les avale. Les absorbe. Du moins jusqu’à ce que quelque chose incendie la planète entière. Les horreurs du XXe siècle, les guerres mondiales, le Viet Nam… Toutes ont fait imaginer à nos cultures que c’était la fin. Mais avec le temps, tu réalises que le monde passe juste à autre chose. Je crois en tout ça. Même si je réalise qu’il y a de plus en plus de danger. Il suffit de penser à ces armes qui peuvent décimer des villes entières. Ou de voir des mecs qui se font trancher la tête à la télé -l’expression la plus sauvage et primitive qui soit. Ce que serait une guerre mondiale aujourd’hui? Je pense qu’elle est déjà en cours. Lancée par les Etats-Unis et le Moyen-Orient. Je n’ai pas peur, non. J’ai conscience d’être un privilégié. Je suis à Bruxelles pour parler de rock’n’roll. J’ai été voir Psychic TV hier. Et je vais rejoindre ma petite amie à Paris ce soir. Je ne suis pas exposé.

Ça a été facile de réorganiser votre vie à la fin de Sonic Youth?

Non, du tout. Ça a même été un désastre sur un plan purement personnel. Et parallèlement, d’une certaine manière, je pensais qu’il était temps d’installer ma carrière solo. Sonic Youth jouait depuis très longtemps. On aurait pu continuer à enregistrer le même genre de disques mais je ressentais que l’intérêt du public était au point mort. Les gens tenaient pour acquis que Sonic Youth sortirait un nouvel album et repartirait sur les routes. Depuis quelques années, je voyais les mêmes audiences devant nous dans les salles. Ça ne bougeait pas. Ça ne grandissait plus, ça devenait très confortable. Alors qu’avant on polarisait, on étonnait. Non pas que je voulais être dingue, mais c’était un challenge. Un challenge qui disparaissait. On nous décodait et ça m’ennuyait. Sonic Youth m’a vraiment défini mais je pensais faire un break au-delà du fait que je m’engageais avec une autre femme et que je tombais amoureux. Je ne pouvais rien y faire mais ça a affecté le groupe, forcément. Kim et moi étions mariés et on faisait de la musique ensemble… Je ne sais pas du tout ce que l’avenir nous réserve. Il y a « Jeunesse » dans le nom du groupe mais nous ne sommes plus des poussins…

Sur le premier morceau de l’album, vous chantez vraiment comme Tom Verlaine…

Tom a toujours fait partie de mes influences mais pas spécialement au niveau de la voix. Je le connais très bien. C’est un vieil ami. J’ai vu Television pour la première fois en 1976. J’étais extrêmement curieux. J’avais 18 ans. Et d’abord il y avait ce nom interpelant: Television. Un appareil domestique, c’était plutôt inhabituel. Ça n’avait pas le côté surdoué et égocentrique avec ton nom dedans genre Allman Brothers, Emerson, Lake and Palmer… Ni de connotation sophistiquée ou prétentieuse comme Pink Floyd ou Led Zeppelin… Tout ce genre d’imagerie hippie ou hard rock. En plus, sur la première photo que j’ai vue d’eux, ils avaient les cheveux courts. Quelque chose de très étonnant pour l’époque: personne en 1975 n’avait des cheveux courts dans un groupe de rock. Ça n’existait pas. Même les Ramones avaient des longues tignasses. C’était très radical. Et puis Television se la jouait en noir et blanc. Ne posait pas comme les New York Dolls. C’était cool. Anti rock’n’roll. Fuck Kiss. J’aime encore Kiss hein mais bon… Franchement, entendre Little Johnny Jewel, leur 45 Tours, c’était quelque chose. C’était si lancinant, si brut… Et cette voix, ça ne sonnait pas comme Robert Plant. La première fois que je les ai vus, c’était au réveillon de Nouvel an entre 1976 et 1977 je crois. C’était au Palladium sur la 14e. A l’affiche, figuraient le Patti Smith Group, John Cale et Television. J’ai pris de la mescaline et je trippais. Television est monté le premier sur scène. Super cool. J’étais vraiment perché. John Cale a débarqué au moment où je perdais un peu pied. J’ai dû aller m’asseoir. Je suis sorti. J’ai traversé la rue histoire de me refaire une santé près des restaurants. Je trippais vraiment. Je suis redescendu pour Patti Smith.

Richard Hell n’était déjà plus dans le groupe…

Non. J’ai rencontré Richard plus tard. Je lui avais déjà écrit quand il a sorti ce livre avec Tom Verlaine, I Wanna Go Out, qu’ils ont signé du nom de Theresa Stern, une poétesse portoricaine qu’ils avaient inventée (la couverture du livre était une photo de femme qui fusionnait leurs deux visages, ndlr). C’était génial. Je lui ai demandé: « Si je t’envoie un dollar, est-ce que je peux avoir ton bouquin? » Il m’a répondu oui. Après, j’ai déménagé à New York dans mon propre appartement début 1977. C’était à deux blocs de chez lui et je le voyais tout le temps. Mais la première fois où je lui ai parlé, c’est quand j’ai découvert le CBGB. J’avais déjà mis les pieds au Max’s et à d’autres endroits qui ont existé brièvement et périclitaient. J’étais allé voir Blondie, Wayne County, les Ramones… Mais jamais au CBGB. Quand je suis arrivé, il causait avec quelqu’un. Ça devait coûter deux ou trois dollars l’entrée. Mais à l’époque, c’était une idée bizarre de devoir payer pour pénétrer quelque part… Et je n’avais pas le fric d’ailleurs. Je lui ai demandé s’il pouvait me faire entrer. Il a rigolé. A léché le cachet qu’il avait tatoué sur la peau et a essayé de l’imprimer sur mon poignet. Ça n’a pas marché…

Vous avez enregistré ensemble quelques années plus tard?

Il a écrit une critique d’un album de Sonic Youth pour le magazine Spin fin des années 80, début des années 90. Ça devait être de Goo. La première ligne, c’était: « Sont-ce tes vrais cheveux ou as-tu scalpé un ange? » Parfait non? Il est venu nous voir en studio pendant qu’on bossait sur l’album suivant. Dirty j’imagine. C’est la première fois où on a entretenu une vraie conversation. Je suis resté en contact avec lui. Puis, j’ai eu cette idée d’enregistrer un disque sous le nom de Dim Stars pour mon label Ecstatic Peace. J’avais acheté quelques pubs dans différents fanzines. Et j’avais inventé des noms. Coming Soon on Ecstatic Peace: Dim Stars, Mirror/Dash…. Puis, je me suis dit: « Merde, maintenant il va falloir que j’enregistre ces disques. » Mirror/Dash, c’était Kim et moi en duo. Dim Stars par contre comprenait mon ami Don Flemming et Steve Shelley… J’ai proposé à Richard de devenir notre chanteur. C’était gai. Mais à l’époque, il était un peu difficile. Il était grosso modo junkie et se gavait de café, de clopes et de donuts. Il est venu passer une semaine avec moi à Londres récemment. Je lui ai dit: « Super, tu pourrais faire une lecture. Les Londoniens adoreraient ça. » Il m’a répondu: »Non non. Je veux juste bouffer un full english breakfast et faire quelques magasins de livres. »

Vous habitez désormais dans la capitale anglaise. C’est bizarre pour un mec qui incarne tant, à sa manière, le rock new-yorkais, non?

Je suis arrivé à New York en 1976. Mais le New York dans lequel j’ai grandi a disparu. C’est toujours chez moi. Mais aujourd’hui, toutes les énergies sont à Brooklyn et la ville se définit par l’argent. Ce n’est définitivement pas l’expérience que j’en ai connue dans les années 70 et 80. Le fric n’était pas un lifestyle. Il se gagnait avec un boulot à temps partiel. A vendre des fruits dans la rue ou à laver de la vaisselle pour payer le loyer. Des tafs de merde… Il y avait du danger et pas de règles. Beaucoup de gens désespérés, épuisés, cherchaient du fric, se volaient les uns les autres. Tu savais où il ne fallait pas aller. C’était sauvage. A l’époque, on répétait chez Michael Gira qui s’était installé dans le bloc des dealers. Les coups de feu fusaient dans la rue. Et on avait près de chez lui ce repère, le Sin Club, où Sonic Youth et les Swans jouaient régulièrement. On ne se promenait jamais tout seul. Aujourd’hui, New York est très safe et ressemble à la série Girls. Plus personne ne cassera ne serait-ce qu’un carreau de ta caisse.

ENTRETIEN Julien Broquet

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content