À PARIS, LA DERNIÈRE EXPO DE LA FONDATION CARTIER RASSEMBLE ARTISTES ET MATHÉMATICIENS. L’OCCASION D’ENFIN RÉVÉLER LA GRANDE HISTOIRE D’AMOUR QUI PERDURE ENTRE LES UNS ET LES AUTRES…

Il faut voir son air exalté. Regard un peu fou, voix fluette, Cédric Villani a tout de la star glam rock. Il porte la chemise bouffante et a troqué la cravate contre une grande lavallière. Devant la caméra de Raymond Depardon et Claudine Nougaret, le mathématicien s’extasie sur les propriétés des triangles mous et des gaz paresseux. A vrai dire, on ne comprend pas grand-chose. Pas grave: on reste quand même scotché devant le personnage. Une superstar, Villani, l’un des rares visages médiatisés de la discipline. Il est forcément de la partie, dans la nouvelle exposition mise sur pied par la Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris.

Intitulée Mathématiques, un dépaysement soudain, elle rassemble scientifiques renommés et artistes célèbres (David Lynch, Patti Smith…). Autant réunir à une même table végétaliens convaincus et amateurs de b£uf bourguignon? Sauf que cela fait longtemps que tenants de la rationalité pure et esprits fantaisistes se croisent. A vrai dire, ils ne sont même jamais éloignés très longtemps. C’est bien ce que démontre l’expo de la Fondation Cartier. Rébarbative la « surface de révolution à courbure négative constante »? Traduite dans une sculpture en aluminium de 3 m de haut par Hiroshi Sugimoto, elle prend déjà une toute autre allure. Plus loin, le réalisateur Takeshi Kitano propose d’inventer sa propre équation, à côté de la retransmission en direct d’images intrigantes de l’accélérateur de particules (le Grand collisionneur de hadrons lancé par le Cern, à Genève). Au sous-sol, Nicole El Karoui, mère de 5 enfants, explique face caméra son « coup de foudre » pour la théorie des probabilités, tandis que Sir Michael Atiyah, spécialiste de la K-théorie, s’interroge sur la vérité et la beauté. « Dans le doute, je choisis la beauté. « 

Scoop: les chiffres seraient donc sexy, l’algèbre funky et la géométrie euclidienne carrément divertissante. Résoudre une équation pourrait provoquer la même excitation qu’un riff des Black Keys, et se plonger dans un théorème se révéler aussi passionnant qu’un policier de James Ellroy. C’est dire…

Tableau au carré

Cet automne, les maths sont partout. En librairie, les toutes jeunes éditions Zones sensibles viennent de sortir une Brève histoire des lignes, entre géométrie, anthropologie et art de la balade. L’Anglais Alex Bellos vient lui de voir son best-seller consacré aux maths traduit en français ( Alex aux pays des chiffres, éd. Laffont). La littérature a toujours aimé plonger ses fictions dans un bain d’équations complexes ( lire par ailleurs). Mais aujourd’hui, même les guides touristiques s’y mettent: prof de math à Barcelone, Claudi Alsina a conçu La remarquable géométrie pour touristes (éd. de l’Opportun). De l’atomium aux pentes lisboètes, de la coupole de Westminster au métro de Tokyo: des chiffres, des chiffres et encore des chiffres…

Le fait est que l’art a toujours adoré compter et se perdre dans les théorèmes biscornus. De leur côté, les mathématiciens ont dû compter sur leur intuition et faire preuve de créativité pour résoudre leurs problèmes. « La mathématique n’est pas une branche de la logique! », insiste Sir Michael Atiyah, qui parle d’interprétation. « Comme la peinture. «  Et vice-versa. Dali, par exemple, a régulièrement intégré les maths dans son travail. Ses dernières peintures étaient notamment inspirées de la théorie des catastrophes du Français René Thom. L’art fractal, développé dans les années 80, pousse le bouchon plus loin: les algorithmes savants deviennent des formes esthétiques en soi. Plusieurs siècles avant, les artistes de la Renaissance cherchaient déjà à perfectionner leurs tableaux grâce aux apports de la géométrie: Léonard de Vinci est peut-être l’exemple le plus typique de croisement entre esprit scientifique et artistique. Comme quoi, les chiffres prennent bien la lumière. De vraies gueules d’acteurs? Pas loin. Ils étaient par exemple au centre de la série télé Numb3rs, diffusée de 2005 à 2010 sur CBS (et vue ici sur RTL-TVI). L’intrigue: un policier du FBI reçoit l’aide de son mathématicien de frère pour résoudre les énigmes criminelles les plus compliquées. C’est que les maths, ça peut toujours servir. Même à quelqu’un comme Bruce Willis. Comment remplir un bidon de 4 gallons d’eau à partir d’un bidon de 5 et un autre de 3? Dans Die Hard 3, l’agent McLane n’a que quelques secondes pour résoudre l’énigme et empêcher une école de sauter… Sorti en 98, Pi, réalisé par Darren Aronofsky, fait lui du nombre infini une valeur sacrée, la clé de multiples énigmes, contenant à la fois le nom de Dieu et les futurs cours de la Bourse… D’autres exemples? Dans Good Will Hunting, Matt Damon est un petit génie qui s’ignore, jeune homme asocial qui trouve la rédemption dans la résolution de théorèmes. Réalisé par Ron Howard, A Beautiful Mind (2001) s’intéresse lui à la vie de John Forbes Nash Jr. Le prix Nobel et mathématicien américain célèbre pour ses travaux consacrés à la théorie des jeux est interprété par Russel Gladiator Crowe…

Les maths comme argument scénaristique. Les maths aussi et surtout pour pousser le médium cinéma un peu plus loin. Que ce soit pour les derniers développements 3D ou l’explosion du numérique. Chez Pixar, par exemple, il n’est pas rare de voir les ingénieurs se faire inviter à l’une ou l’autre conférence de mathématiques, afin d’expliquer les algorithmes et les équations qui ont servi à animer Ratatouille, Cars ou encore les Indestructibles

La science des tubes

Mais c’est encore en musique que les maths se déclinent le mieux. Etonnant? Pas vraiment. Le XXe siècle, en particulier, a multiplié les connexions: des expériences de l’Ircam (l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique, créé par Pierre Boulez) aux élans des Futuristes en passant par les obsessions « matheuses » de Varèse (ses pièces intitulées, par exemple, Integrales, Octandre, Hyperprism…). Depuis Pythagore, les 2 disciplines sont en fait intimement liées. Au Moyen-Age, la musique faisait partie du quadrivium, ensemble des sciences mathématiques, incluant également la géométrie, l’arithmétique et l’astronomie.

Les notes sont des chiffres comme les autres ou presque. Il y a quelques années, une société espagnole se vantait même d’avoir trouvé l’algorithme capable de débusquer les hits grâce à son software Hit Song Science. Le logiciel aurait ainsi prévu le succès du premier album de Norah Jones. Blue Platinum fut une autre initiative du genre. Ce genre de démarche laisse évidemment perplexe. David Sulzer, neurologue à Columbia (New York), a pris la balle au bond. Tenant compte des différents facteurs, il a pondu Most Wanted Song, son tube à lui. Résultat: 8000 copies vendues…

Même si la musique n’est pas une science exacte, les chanteurs gardent souvent la bosse des maths. Grand Master Flash, l’un des créateurs du rap, était dingue d’électronique. L’inventeur de l’éthio-jazz, Mulatu Astatke, a suivi des études d’ingénieur avant de bifurquer vers la musique – « il n’y a pas de différence entre les scientifiques et les musiciens », explique-t-il. Même le punk, aussi fruste soit-il, montre des penchants scientifiques: Dexter Holland, le chanteur de The Off-spring, a étudié la biologie moléculaire et Greg Graffin, le chanteur de Bad Religion, est aujourd’hui biologiste à l’Université de Californie, à Los Angeles. Le rock a même inventé un sous-genre expérimental baptisé math-rock. Caractéristiques de groupes comme les Battles ou Foals: des structures rythmiques systématiquement fracturées, des accords dissonants…

De son côté, Björk s’est largement servie des mathématiques pour composer son nouvel album, Biophilia. « Quand j’avais 18 ans, expliquait-elle récemment à Pitchfork, la science, la physique et les maths étaient mes branches préférées. J’étais un peu une nerd -la seule fille au milieu d’un tas de mecs lors des championnats d’échecs. » Comme quoi, les mathématiciens sont des artistes comme les autres. Car Björk a eu beau bourrer son disque de références scientifiques, il n’en reste pas moins un de ses essais les plus barrés. Biophilia est une £uvre mystérieuse, tout sauf carrée. Avec cette conclusion: la vie est une équation à multiples inconnues, un théorème qu’on n’arrivera jamais tout à fait épuiser.

« I’m hoping that you can explain little arithmetics », chante par exemple dEUS. Peine perdue quand il s’agit, comme ici, des questions de c£ur. A moins de se ranger à la théorie de Cooke. Sam Cooke. Un demi-siècle plus tard, la formule du soul man reste d’application: « Don’t know much trigonometry/Don’t know much about algebra/But I do know that one and one is two/And if this one could be with you/What a wonderful world this would be »… CQFD.

MATHÉMATIQUES, UN DÉPAYSEMENT SOUDAIN, FONDATION CARTIER, PARIS, JUSQU’AU 18/03. WWW.FONDATIONCARTIER.COM

TEXTE LAURENT HOEBRECHTS

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content