AUTOUR D’UN COUPLE HOMOSEXUEL QUE SON MARIAGE CONTRAINT… À SE SÉPARER, IRA SACHS SIGNE UN FILM SENSIBLE ET DISCRÈTEMENT ÉLÉGANT, QU’ILLUMINENT ALFRED MOLINA ET JOHN LITHGOW.

Originaire de Memphis, mais New-Yorkais d’adoption, Ira Sachs entamait, il y a une vingtaine d’années, un parcours de réalisateur l’ayant conduit de The Delta à Married Life, avant de donner, à compter de 2012 et Keep the Lights On,un tour plus autobiographique à sa filmographie. Découvert à Berlin en février, Love Is Strange s’inscrit, tout en douceur cette fois, dans la lignée de celui-là, le sujet s’en étant imposé à Sachs alors qu’il ouvrait un nouveau chapitre de son existence en épousant son compagnon, le peintre Boris Torres.

Soit, peu ou prou, le point de départ du film, qui voit un couple gay évoluant dans les milieux aisés de New York pouvoir enfin convoler après de nombreuses années de vie commune, pour se trouver aussitôt confronté à des problèmes dont l’idée ne l’avait pas même effleuré… « J’ai entamé, au début de la quarantaine, une relation dont j’imagine aujourd’hui qu’elle va pouvoir s’épanouir sur la durée. Et j’ai eu envie d’écrire une histoire d’amour allant se renforçant; quelque chose de fort différent de mes films précédents, qui tournaient autour de la faculté de l’amour de détruire. Je voulais dépeindre un mariage sur le long terme, tout en évoquant la façon dont nous envisageons l’amour en fonction du stade de la vie auquel nous nous trouvons: adolescent, à l’âge mûr, et enfin, en vieillissant… » Manière, bien sûr, d’élargir le spectre du film qui aborde, tout en finesse, le sujet de la transmission, en écho, là encore, à la propre expérience du cinéaste: « Mon oncle a vécu 45 ans avec son compagnon avant de s’éteindre à l’âge de 99 ans. Il était sculpteur, j’étais fort proche de lui, et j’avais envie de parler de cette génération… Certaines personnes que j’ai connues, et dont j’ai beaucoup appris me manquent. »

A l’ombre de Ozu

Mais s’il puise largement dans la biographie de l’auteur –« les personnages et leurs relations sont souvent inspirés de personnes de ma connaissance, et le monde dans lequel ils évoluent m’est familier »-, dit-il encore, Love Is Strange sait aussi s’en écarter: « Les situations, et la façon dont ils y réagissent, relèvent de la fiction. » Une dramaturgie nourrie, par ailleurs, d’inspirations diverses, et notamment cinématographiques. Sachs confie ainsi avoir visionné de nombreux films avec son coscénariste, Mauricio Zacharias, au rang desquels, sans surprise, quelques titres de Woody Allen (Hannah and Her Sisters, Husband and Wives), mais aussi d’Olivier Assayas (L’heure d’été) et, surtout, de Yasujiro Ozu: « Ma carrière de cinéaste se découpe en périodes: il y a eu les années Cassavetes, les années Ken Loach, et puis, en continu, l’influence de Maurice Pialat, à qui je reviens toujours dans mes tentatives de perfectionner mon art. Depuis cinq ans, Ozu a été mon influence dominante: il donne tout leur prix à des histoires ordinaires, et étudie la complexité infinie des familles. J’ai 48 ans, et je pense l’avoir découvert à l’âge approprié, parce que son cinéma tourne autour du fait de regarder en arrière mais aussi de se projeter en avant, tout en évoquant ce que nous devons à nos parents, de même que la manière dont nous avons pu les décevoir… »

Soit une oeuvre conjugant délicatesse et maturité, mais aussi aspérités, qualités valant sans conteste pour le film d’Ira Sachs. Sans être militant, ce dernier apparaîtrait presque politique dans sa description réaliste de la communauté gay; un regard tout sauf anodin, eu égard notamment à la recrudescence, en France et ailleurs, d’une intolérance décomplexée. « Quand j’écris, je me concentre sur l’authenticité des personnages, et je ne les considère pas comme définis par leur sexualité. Mais on est le fruit de son époque, et du monde dans lequel on vit. Beaucoup de réalisateurs homosexuels de ma génération ont fait leur coming out à grand renfort de métaphores. Ils procédaient par sous-entendus, et pour peu, on se serait cru dans les années 50, comme si une partie du cinéma homosexuel des années 90 ressemblait à une version postmoderne des mélodrames de l’époque. Pour ma part, m’exprimer directement, sans métaphores, dans Keep the Lights On a eu un effet totalement libérateur. Et mes films parlent, d’une façon ou d’une autre, de lutte et de représentation. On me dit aujourd’hui qu’il faut que les choses aient changé pour que j’aie pu tourner ce film. La différence tient aux personnages, et au fait qu’ils ne soient pas mus par la honte, un sentiment qui leur est totalement étranger. Il y a là quelque chose de tout à fait contemporain, et en ce sens, Love Is Strange est un film sur son époque. »

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Berlin

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