Nature forte

L’auteur de La Caverne des idées José Carlos Somoza propose un roman écolo-apocalyptique efficace malgré ses gros sabots.

Reprenant la recette qui fit le succès de sa Théorie des Cordes en 2007, José Carlos Somoza s’adonne ici à un réjouissant exercice de hard science-fiction, où l’intrigue qu’il imagine se déploie en conformité avec l’état actuel des connaissances scientifiques. S’il avait projeté, à l’époque, son héroïne Carmela, l’éthologue, dans l’univers de la physique et de la gravité quantique, elle se retrouve ici coincée en quelques heures dans une rupture évolutive majeure affectant au même moment tous les êtres vivants -des baleines aux cloportes en passant bien entendu par nos frères humains. Cet axe narratif à la fois puissant, fascinant et cauchemardesque permet à l’Espagnol de livrer une série de tableaux apocalyptiques à la Jérôme Bosch, criants d’une tangibilité glaçante dans la mesure où les organismes vivants s’y reconfigurent avec sauvagerie en de nouvelles entités grouillantes humains/serpents, humains/insectes, humains/arbres susceptibles de flanquer les foies aux plus solides des lecteurs. À ce titre, en plus de la franche réussite de ces scènes glaçantes, les questionnements essentialistes induits ouvrent des champs métaphysiques sans limite, dont l’auteur se dépêtre avec grâce: les humains ont-ils jamais disposé d’un libre arbitre, et ne sont-ils pas « le produit évolué d’une époque passée »? Contrairement à ce qu’ils croient, en apparents maîtres des espèces et forgerons des paysages, ne bénéficient-ils pas simplement d’un blanc-seing limité que leur aurait accordé pour un temps l’invulnérable Grande Mère (Nature)? Autant de pistes écologiquement salutaires qui laisseront le lecteur aussi exsangue qu’admiratif, stimulé que perturbé.

Nature forte

Un poil pompier

En renouvelant à sa manière « écopunk » le mythe zombie, en l’ancrant non plus dans une vague pandémie inexpliquée mais dans un processus naturel d’évolution, Somoza réalise un tour de force qui ferait presque oublier les aspects moins glorieux du texte: en premier lieu, des personnages caricaturaux en diable (la fragile scientifique, son ex-amant violent, le laconique peintre homosexuel, le dingo rigolo, le flic tenace, le délinquant androgyne et psychopathe « qui est fragile en fait »…), qu’on croirait castés pour l’adaptation rapide en film à budget aussi gros que ses ficelles. Également, les quelques invraisemblances de l’intrigue, le hasard faisant tout de même drôlement bien les choses pour systématiquement réunir jusqu’au huis clos final les bonnes personnes au bon moment malgré la panique généralisée. L’idée initiale demeure pourtant réjouissante, mettant en scène un biologiste suicidé deux ans plus tôt qui inexplicablement avait tout prévu, y compris de réunir à l’aube de la catastrophe tous ceux dont il fut le mentor et/ou l’amant afin de leur livrer (à la fin du livre bien entendu) les clés de compréhension du bazar. Là encore, la dimension page-turner fonctionne assez efficacement pour ne pas trop s’offusquer de dialogues parfois lourdauds, et d’un constant grand écart stylistique entre formules efficaces, justes, trouvailles stylistiques et expressions toutes faites (quelqu’un qui se suicide prend par exemple « un train privé vers les ombres »). En somme, un roman diablement stimulant, plutôt addictif mais parfois un poil pompier.

Le mystère Croatoan

De José Carlos Somoza, ÉDITIONS Actes Sud, traduit de l’espagnol par Marianne Millon, 414 pages.

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