RÉPÉTITION, LA PREMIÈRE EXPOSITION DE LA NOUVELLE ÉQUIPE EN PLACE À LA VILLA EMPAIN, SE DISTINGUE PAR UN PROPOS AMBITIEUX. POUR EN RENDRE COMPTE, FOCUS S’EST GLISSÉ DANS LES COULISSES DU MONTAGE.

Si Asad Raza (lire son portrait page 4) a accepté le poste de directeur artistique à la Villa Empain, c’est en partie parce qu’avant d’être un lieu d’exposition, ce joyau Art déco était une maison, un foyer. Dans l’esprit du curateur débarqué à Bruxelles, la maison est du côté de la vie, tandis que le musée fraie avec les pulsions de mort -comment comprendre autrement un lieu où chacun est tenu de chuchoter devant des alignements d’objets devenus funéraires par la force des choses? La tentation du musée, de la chose inerte sur laquelle il n’y a plus à débattre, est un repère férocement ancré en nous. Heureusement, depuis ses 17 ans et la révélation qu’il a eue lors d’une exposition au Albright-Knox de sa ville natale, Raza s’est fait un mantra du « Protect me from what I want » de l’artiste conceptuelle américaine Jenny Holzer. Tout le travail du curateur peut d’ailleurs se comprendre de cette façon: « Réintroduire les oeuvres dans un contexte vivant proche de celui duquel elles sont issues. » Le meilleur exemple? The Home Show, une exposition qu’il avait signée en 2015 au sein de son propre appartement new-yorkais. Certaines pièces s’y débusquaient jusque dans son frigo…

Lorsque l’on débarque sur place dix jours avant l’inauguration du nouvel accrochage, on comprend d’emblée de quoi il s’agit. En ces jours où le soleil fait son grand retour à Bruxelles, une analogie s’impose: celle de la ruche. Elle ne devrait pas déplaire à Raza, lui qui a produit plusieurs des grand-messes du Français Philippe Parreno. Un plasticien qui a aussi à coeur de remettre les formats d’exposition en question. En 2013, avec Anywhere, Anywhere Out of the World, il avait transformé le Palais de Tokyo en un organisme vivant en perpétuelle évolution. C’est ce même schéma que l’on retrouve aujourd’hui à la Villa Empain.

Butineuses et ouvrières

Le recours à l’image de la ruche se justifie pleinement. C’est particulièrement vrai pour le travail de Mariana Tellaria. La plasticienne venue d’Argentine (elle a déjà fait parler d’elle à l’occasion d’un group show à la Marian Goodman Gallery de New York) est pour l’heure étrangement introuvable. Pourtant, la structure de l’imposante pièce qu’elle signe pour Répétition est bien là. Accroché à une poulie, le chandelier en forme de diamant est prêt à être hissé vers la verrière qui domine l’entrée. Charles Gohy, producteur indépendant qui épaule l’artiste sur ce projet, justifie l’absence de l’intéressée. « Mariana est dans le bois, elle est partie à la recherche de branches mortes à accrocher au reste de l’installation« , explique celui qui assure le développement du projet. Malgré son incomplétude, l’oeuvre en question en dit déjà long. Elle consiste en un amas d’objets glanés sur le bord des autoroutes -pneus déchirés, clignoteurs, jantes, pare-brise éclatés… – dont il revient à chacun d’apprécier la charge tragique: simple accrochage ou destin pulvérisé par la vitesse. Pas de doute, Mariana Tellaria livre là une variation autour de la notion d’accident qui est au coeur du projet curatorial dessiné par Asad Raza et Nicola Lees (lire encadré). Quelques minutes plus tard, la butineuse revient, les bras chargés de bois mort. Elle donne les clés de lecture de l’oeuvre sur laquelle elle travaille d’arrache-pied: « Ce chandelier doit être compris comme un instantané, une sorte de Big Bang des éléments qui précèdent notre naissance. Je me suis inspirée du philosophe grec Anaxagore qui envisage la nature comme la conjonction d’une série d’éléments. Toutes ces choses hétéroclites se font et se défont sans que nous en ayons conscience. Je suis fascinée par ce principe de causalité dont notre intellect limité échoue à envisager toutes les ramifications. » En résidence à L’Habitation, l’espace de la Villa Empain qui accueille les artistes, Mariana Tellaria invite à la suivre dans ses éphémères pénates. Elle y a conçu une vaste structure avec les éléments qui viendront s’ajouter au luminaire. Tels des poissons pendus au filet d’un pêcheur, des transformateurs « encore en état de marche » jouxtent des vêtements déchirés à la manière d’un étrange poème des bas-côtés.

Si Mariana Tellaria fait figure de butineuse au sein de la ruche, le Slovène Istvan Ist Huzjan a lui des allures d’abeille ouvrière. Casquette vissée sur la tête, il n’a de cesse de passer de son ordinateur à la terrasse de la villa où sont lavés les graviers qui constitueront la matière première de son installation. Earth Reflections consiste en une série de sept miroirs placés au sol dans des encadrements remplis desdits graviers. Glanés par le plasticien, les miroirs en question faisaient à l’origine partie de projets menés par des plasticiens de la fin des années 60. Originaires des quatre coins du monde, Iain Baxter (Canada), Francisco Infante-Arana (ex-URSS), Joan Jonas (US), Seung-Taek Lee (Corée du Sud), David Nez (ex-Yougoslavie), Michelangelo Pistoletto (Italie) et Rovert Smithson (US) ont chacun imaginé d’implanter des dispositifs réfléchissants dans le paysage, sans avoir conscience que d’autres plasticiens menaient parallèlement une réflexion du même acabit. « Ce qui m’intéresse, explique Istvan Ist Huzjan, c’est de constater la diffusion de certaines idées à un moment précis, sans qu’il y ait eu de communication entre les intéressés. Cette simultanéité, qui est une forme mystérieuse de répétition, est fascinante. L’idée est de créer un nouveau contexte où ces projets, qui ont tant en commun, retrouvent une forme d’unité en se réfléchissant les uns les autres. »

Autre cheville ouvrière de l’exposition à s’activer, la curatrice Nicola Lees, que l’on a vue à la Serpentine Gallery et lors de la 31e Biennale des Arts Graphiques de Ljubljana, commente Set Theory, une installation du Britannique Mike Cooter. Située dans la petite pièce directement à droite quand on pénètre dans l’ancienne demeure des barons Empain, un espace désigné comme le « Secrétaire », l’oeuvre est une sorte d’enseigne, en partie lumineuse, dont la lettre « R » envoie des flashs alternativement blancs, verts, blancs, puis rouges. Il s’agit d’une allusion directe au film Rope (La Corde) d’Alfred Hitchcock, dans lequel ce néon baigne le haletant huis clos d’une atmosphère pesante. La commissaire commente: « Ce long métrage de 1948 est un magnifique trompe-l’oeil qui, sous les dehors d’un unique plan-séquence, est en réalité tronçonné en huit morceaux. » Sous des apparences esthétiques flagrantes, Set Theory pointe un élément crucial de l’exposition que l’on peut rapprocher de l’ouvrage Différence et Répétition (1969) de Gilles Deleuze. On pourrait le résumer de la sorte: la science, tout comme l’art ou la culture populaire, n’a de cesse de tronquer la représentation de la réalité et de l’asservir « au besoin d’utilité et d’efficacité nécessaire à la conduite régulière de notre vie en société« . Le résultat? Nous ramenons l’inconnu au déjà connu, le nouveau à l’ancien, et ce que nous qualifions de « répétition » ne saurait l’être vraiment. Ce n’est pas un hasard si Lees s’attarde sur l’oeuvre de Cooter: elle fournit la grille de lecture de l’exposition.

Coup d’accélérateur

La bonne nouvelle, c’est que Répétition ne s’adresse pas uniquement au cerveau. L’exposition va également droit aux tripes. On s’en rend compte lorsque l’on s’y rend pour la seconde fois. Dans un grand bruit de ponceuse et autres aspirateurs industriels, l’heure est à l’effervescence. « Chaos, chalos!« , s’exclame Asad Raza. Il faut faire attention à l’endroit où l’on pose le pied, la main. L’installation de Mariana Tellaria a pris de la hauteur: désormais c’est depuis un échafaudage à deux niveaux que la plasticienne travaille. Une pluie de perles s’écoule du chandelier.

Au coeur de ce champ de bataille, une pièce nue concentre toute l’intensité du show à venir. Elle est occupée par Andros Zins-Browne, danseur et chorégraphe, qui répète Already Unmade, la performance qu’il livrera dans les espaces de son choix et à la faveur de plages horaires aléatoires. Ce talent passé par P.A.R.T.S., la fameuse formation d’Anne Teresa De Keersmaeker, renoue avec la magie déployée par la chorégraphe belge lors de son adaptation de Vortex Temporum dans le cadre du Wiels. A ceci près que Zins-Browne noue des travaux chorégraphiques antérieurs qu’il déconstruit avec des éléments biographiques. Les séquences de sa performance ont bien sûr comme axe central la répétition des mêmes gestes. Ceux-ci semblent plonger le danseur new-yorkais dans un état de transe qui lui fait revivre des scènes telles qu’un match de basket, une blessure, un réveil à l’hôpital… L’homme module les intensités, les rythmes et la fréquence des gestes. Il parle aussi, soulignant en anglais que « les choses adviennent par répétition« . Au fur et à mesure que son t-shirt absorbe la sueur, la tension monte. Reproduisant des sons caverneux, sa voix éclate aussi à travers la pièce: Who are we? What are we? How fast are we? On ne sort pas indemne de ce face-à-face.

Et Asad Raza, dans tout cela? Il a convoqué les guides qui travaillent habituellement avec la Villa Empain pour qu’ils prennent la mesure du nouveau projet. Improvisant une salle de réunion avec une dizaine de chaises façon Alcooliques Anonymes, il demande aux protagonistes de se présenter en évoquant « un moment agréable de la semaine qui surtout n’a rien à voir avec le travail« . Chacun accepte avec plus ou moins de réticences la nouvelle énergie qu’il tente d’insuffler. Pas évident d’opérer un grand renversement quand tout l’héritage culturel en matière d’arts plastiques est dominé par la passivité et la soumission. On peut compter sur Raza pour changer cela.

TEXTE Michel Verlinden

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