DE HAUT VOL, LA SÉLECTION DE LA 68E MOSTRA DE VENISE A REFLÉTÉ L’ANGOISSE DE L’ÉPOQUE, DÉCLINÉE DE DESTINS INDIVIDUELS ASPHYXIÉS EN PERSPECTIVE APOCALYPTIQUE, DE FAUST EN LAST DAY ON EARTH.

On l’annonçait monstre, et la 68e Mostra n’a certes pas déçu, son générique se déclinant comme une succession de temps forts, où la compétition, en particulier, aura toisé les sommets. Avec, pour résultat, que la rumeur ne dégageait pas un ou 2 candidats aux honneurs suprêmes, mais bien une demi-douzaine, en un arc allant de A Dangerous Method de David Cronenberg au Wuthering Heights de Andrea Arnold, en passant, entre autres, par le People Mountain, People Sea de Cai Shangjun. On le sait, c’est finalement vers le Faust du cinéaste russe Alexander Sokurov que sont allés les suffrages du jury présidé par Darren Aronofsky. Pas plus une surprise -le film était bien placé sur les listes des bookmakers- qu’un scandale, tant le réalisateur de L’ Arche russe y fait preuve de sa virtuosité coutumière, pour entraîner le spectateur dans un tourbillon certes vertigineux, mais d’une aridité plus décourageante encore que déconcertante.

Tendance anxiogène

Le Faust de Sokurov avance tel un somnambule sur le fil d’une existence vouée à la satisfaction de ses instincts primaires, dans un monde à l’état de décrépitude avancé. Il est à cet égard le reflet fidèle de la tendance anxiogène omniprésente dans cette Mostra. L’aliénation individuelle en est l’une des clés, à l’£uvre dans la méditation philosophique empruntée à Goethe, bien sûr, mais aussi chez Todd Solondz ( Dark Horse), où elle prend des accents pathétiques, Steve McQueen ( Shame), où elle revêt les contours d’une addiction au sexe, à rebours de la moindre émotion, ou encore dans L’ultimo terrestre de Gian Alfonso Pacinotti, qui la décline en mode neurasthénique. A quoi l’on ajoutera, pêle-mêle, The Exchange d’Eran Kolirin, La Folie Almeyer de Chantal Akerman ou encore L’Hiver dernier de John Shank.

Témoignage encore du mal-être contemporain, si la passion amoureuse affleure, c’est pour être aussitôt contrariée, laissant ses protagonistes exsangues. Ainsi, par exemple, A Dangerous Method de David Cronenberg où, au-delà de la relation entre Jung et Freud, le réalisateur canadien s’attache à celle, impossible, entre le premier et celle qui devient bien plus qu’une patiente, Sabina Spielrein; Un été brûlant de Philippe Garrel, où s’installe une distance irréconciliable et fatale au sein d’un couple; Poulet aux prunes de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud, où la séparation prend des contours mélodramatiques; Wuthering Heights de Andrea Arnold, qui revisite à l’abri de tout romantisme, mais avec une vigueur organique, le classique d’Emily Brontë. Voire encore le Love and Bruises de Lou Ye, qui nous rejoue, sur un mode vénéneux, le « Ni avec toi, ni sans toi », dont Truffaut ponctuait La Femme d’à côté.

Hua, l’héroïne de Lou Ye, évolue entre Paris et Pékin. Et à sa suite, c’est comme si le film glissait de l’intime vers un terrain plus politique, avec un bonheur relatif d’ailleurs. De manière souterraine ou explicite, la Mostra aura aussi pris le pouls d’un monde en crise(s), perspective ne connaissant pas de frontières. C’est, par exemple, Johnnie To, saupoudrant son Life Without Principles -tout un programme!- d’observations sur l’impact de l’explosion de la bulle financière sur les individus. Ou Yorgos Lanthimos, dont le curieux Alpis, chronique morbide du désarroi et de la solitude, semble faire écho au marasme s’étant emparé de la Grèce. Mais aussi Emanuele Crialese, dont le Terraferma, s’il ne brille certes pas par sa subtilité, n’en prend pas moins à bras-le-corps la question des clandestins. Ou encore Caj Shangjun entraînant le spectateur au bout de la nuit chinoise dans People Mountain, People Sea, un film de vengeance où suinte la corruption, des choses et des êtres -cette corruption morale que l’on retrouve encore à l’£uvre dans le solide The Ides of March de George Clooney ou dans l’explosif Killer Joe de William Friedkin.

Perspective nihiliste

Dans un contexte à ce point délétère, et alors que les tentatives de conciliation semblent devoir renvoyer les parties dos-à-dos -voir le Carnage de Polanski-, on ne s’étonnera guère que les théories catastrophistes se frayent un chemin jusqu’à l’écran. Le monde va mal, très mal même, et sa fin potentielle n’apparaît plus comme une simple vue de l’esprit, aux yeux des cinéastes en tout cas. L’illustration la plus limpide nous en est fournie par Himizu, du Japonais Sono Sion. Adaptant le manga de Minoru Furuya, celui-ci y a intégré la catastrophe ayant dévasté l’archipel nippon il y a tout juste 6 mois. Le destin de ces 2 adolescents égarés y trouve une coloration d’une puissance toute tragique, encore que subsiste un espoir ténu. Ce qui vaut également pour L’ultimo terrestre susnommé, où l’arrivée annoncée d’extra-terrestres aura toutefois des conséquences inattendues. Reste, enfin, Abel Ferrara, qui nous bricole, avec 4: 44 Last Day on Earth, un film où tout est déjà consommé, ou presque. Perspective nihiliste embrassée avec une sérénité inattendue, jusqu’en son ultime plan qui n’est pas sans faire écho à l’extraordinaire Melancholia de Lars von Trier.

Constat qui en appelle un autre: après l’exceptionnelle levée cannoise de mai dernier, cette Mostra de haut vol témoigne à loisir du fait que la crise, économique, morale ou encore spirituelle, n’a pas fini d’inspirer les cinéastes. Non sans laisser en suspens une série de questions: sur l’état du monde, bien sûr. Mais aussi, plus simplement, et s’agissant du rendez-vous italien, sur la pérennité d’une manifestation dont l’avenir reste plus que jamais incertain, entre un nouveau Palais figé à l’état de trou béant sur l’esplanade du Casino, et la fin du mandat de Marco Müeller, le directeur qui a su si habilement la relancer, mais dont nul ne sait, à ce stade, s’il sera reconduit à la tête de la Mostra.

Et on ne parle même pas ici du paradoxe voulant que le plus beau film que l’on ait vu sur les écrans vénitiens ait été, en fait, réalisé pour la télévision -à savoir les 5 épisodes du Mildred Pierce de Todd Haynes, mélodrame de la Grande Dépression qui trouve, devant la caméra du réalisateur de Far from Heaven, des accents résolument classiques et une résonance toute contemporaine: loin du paradis, en effet.

TEXTE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À VENISE

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