MORTELLES RANDONNÉES

Leonard Cohen, disparu ce 7 novembre: "J'ai récemment déclaré être prêt à mourir. Et je pense que j'ai exagéré, j'ai toujours aimé la dramatisation."

AVANT DE PARTIR CE 7 NOVEMBRE, LEONARD COHEN A EXPURGÉ L’INÉVITABLE PAR LA MUSIQUE ET DÉFIÉ L’ÉCHÉANCE FATALE. IL ACTIVAIT AINSI UNE TRADITION AUSSI VIEILLE QUE LA FAUCHEUSE, CELLE DE CONVOQUER LA MORT EN CHANSONS.

A la mi-octobre, dans une série d’entretiens accordés au New Yorkerpour un article-fleuve, Leonard Cohen s’expliquait sur une « délicieuse petite chanson » inédite où il est question d' »écouter lecolibri » plutôt que de tendre l’oreille au narrateur. En santé délicate -des problèmes de dos récurrents réduisant sa mobilité-, le Canadien fameux de 82 ans précisait alors: « Je ne pense pas que je serai capable de finir cette chanson ou d’autres entamées. Peut-être, qui sait? Et peut-être bénéficierai-je d’un second souffle, je ne sais pas. Mais je n’ose pas m’attacher à une stratégie spirituelle. J’ai un travail à accomplir, m’occuper de mes affaires. Je suis prêt à mourir. J’espère que cela n’est pas trop inconfortable. Voilà la situation en ce qui me concerne. »

Les propos de Cohen ont alors été repris sur des centaines de sites, musicaux ou non, le plus souvent ramenés à la déclaration comprimée: « Je suis prêt à mourir. » Quelques jours plus tard, participant à un questions-réponses lors de l’écoute de son nouvel album à Los Angeles, le barde nuançait sa sentence: « Hum, j’ai récemment déclaré être prêt à mourir. Et je pense que j’ai exagéré, j’ai toujours aimé la dramatisation. J’ai l’intention de vivre éternellement (…) jusqu’à 120 ans. » Cohen n’a pas eu l’occasion d’atteindre cet âge, mais avant de partir, il a bel et bien livré un dernier disque, sorti le 21 octobre: un regard mené en chansons sur la perspective de la mort, ce qui autorise néanmoins dès le titre –You Want It Darker- une vision personnelle de la fin. Bien au-delà du spleen naturel et des scansions de la voix: craquelée par le fil des années, celle-ci pratique le lent débit gravissime, peut-être venue d’une proche outre-tombe supposée.

D’un des titres du disque, le magazine Rolling Stonea joliment dit qu’il sonnait comme « un homme dansant dans une taverne vide après la fermeture ». Le morceau en question, Traveling Light, ordonne un bouzouki et des choeurs sur un slow fatal qui est aussi un adieu aux armes. Celles du grand amour porté à Marianne Ihlen, sujet d’un des plus fameux moments cohenistes, le So Long, Marianne du premier album paru fin 1967. La blonde norvégienne, morte en juillet 2016, rencontrée et aimée sur l’île grecque d’Hydra au tout début des années 60, a été l’une des lumières majeures d’une oeuvre grave, marquée par l’ironie et l’élégance. Pas seulement dans le choix des mots et des musiques -oeuvre poétique digne d’un Nobel…- mais aussi par la simple prévenance d’un gentleman au naturel. Celui qui, lors d’une de nos trois rencontres personnelles -à Bruxelles, Paris et Londres- tranchait avec la star-attitude et la vulgarité en cours chez les chanteurs iconiques et leurs étouffants entourages. Pas d’attaché de presse carnivore à l’automne 1992 pour Cohen au Ritz parisien, qui débouchait un beau Bourgogne daté avant de parler, déjà, de la mort: « Cela fait 30 ans que l’on m’accuse de pessimisme (…), j’ai toujours eu l’impression d’être au milieu d’une boucherie. La conversation que nous avons, ce n’est que du vernis pour les ongles. Donc, courageusement, nous continuons. »

Lien à la matrice

Chez Cohen, le sourire a été le compagnon obligé du drame perpétuel, jamais très loin de l’autre fondamental, la spiritualité. Sur You Want It Darker, le sentiment religieux est omniprésent, sous-tendant plusieurs musiques qui s’épanouissent via les choeurs mâles conviés à partager l’éternel, ceux, splendidement ténébreux, de la Congregation Shaar Hashomayim Synagogue Choir. De ces voix issues du plus vieil édifice juif de Montréal, Cohen a alimenté sa judéité et les souvenirs qui l’ont construite. La mort du père alors qu’il n’a que neuf ans, la fréquentation de la synagogue « au troisième rang » et une famille « de gens biens, animés par un véritable sens tribal ». Si l’oeuvre musicale de Leonard est profondément juive -au-delà du mix de mélancolie et de dérision-, elle ne l’a jamais été autant que sur You Want It Darker. Comme le signe décisif du lien à la matrice pour cet homme spirituel aux pensées élargies par une intense pratique du zen. L’homme qui a commencé à écrire pour séduire les femmes -idée aussi ancienne et compliquée que la Bible- n’a pas oublié que l’amour draine le monde de ses insuffisances notoires. Ou en donne l’illusion: c’est la mission accomplie de cet album, somptueusement sombre, cérémonial et profane, face aux échéances diverses. Relevant autant du processus qui consiste à vieillir que de celui de mourir sans abandon de dignité. Ironiquement, ce legs de l’octogénaire est aussi, déjà avant son décès, son plus grand succès commercial: Top 10 aux États-Unis et, pour la première fois, en Grande-Bretagne. Le rock -au sens générique, poètes folks compris- n’aime rien tant que les morts-vivants.

Charognard dépressif

Faut-il rappeler le sinistre « club des 27″? De Brian Jones à Hendrix, Joplin et Jim Morrison, des icônes meurent fréquemment à un âge où la vie s’affiche habituellement en pleine vitesse de croisière. Cette létale précocité durable

-voir Kurt Cobain- accompagnée d’une mise en scène plus ou moins morbide, va donc cimenter une forme aggravée de mythification rock. Et de curieux rapports à la mortalité. Méprisée comme dans la sentence « I hope I die before I get old », phrase voulue clé du My Generation des Who sorti en octobre 1965. Gamin en culottes et idées courtes, le rock n’a alors guère que dix ans et vit pleinement le fantasme de la génération Presley, la première à proposer aux teenagers une musique qui refuse d’être celle de leurs parents. Sinatra ou Perry Como en famille, c’est fini, place à l’éternelle jeunesse. Au fil du temps, le scénario radical s’émousse forcément, les rockers vieillissent et, en grande partie, ne meurent pas. Ce qui semble rare aux années 50-60, évoquer la mort dans une chanson -alors que les idoles Otis Redding, Eddie Cochran ou Buddy Holly cassent leur pipe avant 30 ans-, s’inscrit peu à peu dans le narratif rock et une gérontocratie installée dès les années 2000 avec les quinquas Stones, Dylan ou Led Zeppelin. Au-delà du bon mot pour baptiser un groupe -Dead Can Dance, Southern Death Cult- et les innombrables concepts mortifères des formations de (death) metal, la mort a depuis longtemps dégotté ses raconteurs dans le blues et la country vintage. La mortalité chantée est aussi ancienne que Robert Johnson et son présumé pacte avec le diable dans un carrefour peu fréquenté du Mississippi: la country, elle, coutumière des récits proto-réalistes, y mêle volontiers un ferment religieux. Comme, au hasard, Letter to Heaven de Dolly Parton, l’histoire d’une fille qui vient d’écrire une missive à sa mère partieau ciel, tuée par une voiture qui l’expédie fissa aux côtés célestes de maman.

Si la mort fabrique du classique carburant à chansons -comme le sexe-, elle reste souvent gérée sous un parfum narratif ou un paravent émotif. Voire une béquille cathartique pour la disparition de proches: Sufjan Stevenspleure sa mère (Carrie & Lowell, 2015), Nick Cave son fils (Skeleton Tree, 2016), Neil Young l’overdose du roadie Bruce Berry et celle du guitariste Danny Whitten qu’il vient de virer (Tonight’s the Night, 1975). Parfois aussi, la mort rôde de manière circonstancielle, charognard dépressif déclencheur de grandes chansons: le magnifiquement lugubre Nebraska de Springsteen en témoigne en 1982. Mais ce que Leonard Cohen raconte dans You Want It Darker c’est l’avènement de son propre destin, pas celui d’autrui. Intentions aussi d’un Warren Zevon frappé d’un incurable cancer de la plèvre, conviant un aréopage d’amis au banquet discographique final (The Wind, 2003). Assez raccord, pense-t-on, pour un mec ayant débuté dans le disque, fin sixties, avec l’album Wanted Dead or Alive… C’est David Bowie, livrant deux jours avant sa mort en janvier 2016, l’album Blackstar, qui laisse une signature lucide et impitoyable d’un artiste en perte de vie accélérée. Et qui transforme la mort en oeuvre musicale philosophale.

Embolie pulmonaire

Il y a donc dans le Bowie de Lazarus un défi à la faucheuse, crypté et théâtral. Higelin 75 est d’une trempe plus frontale et provocante, presque adolescente dans ses bravades sanguines. L’album de Jacques Higelin, paru début octobre, pourrait se résumer à un géant fuck off la mort, en français dans les textes. Le refus des conventions obligatoires -la mort en fait partie-, le chanteur mi-alsacien, mi-belge, le porte en lui depuis toujours, avec le sens répété de la rupture. Acteur dans des comédies bien françaises (Bébert et l’omnibus, 1963), Jacques s’engage dans la chanson Rive Gauche et la détourne vite des intentions académiques en compagnie de Brigitte Fontaine, avec laquelle il duettise entre autres sur l’improbable tube (alternatif) Cet enfant que je t’avais fait. La seconde rupture vient quand Higelin nettoie sa bohème expérimentale par l’album BBH 75 -paru fin 1974-, gros steak de rock saignant en langue française.

Le titre similaire du nouvel album qui sort ces jours-ci, synchro aux 76 ans de l’auteur, n’est pas un hasard: il s’agit toujours de la célébration bigger than life d’un personnage aux plaisirs revendiqués.De manière significative dans J’fume: « En attendant que le fossoyeur/Me creuse une tombe au Père-Lachaise/Ou que je me tape le saut de l’ange/Du haut du bord de la falaise (…) J’fume/Une provoc/L’embolie pulmonaire/L’infarctus/Le cancer/La nécrose/La thrombose artérielle. » Moins un listing de maladies que le nerf de la résistance par les mots et la musique, avides de vivre dans le présent à défaut de futur prévisible. Higelin déclare l’amour à sa fille Izia (Elle est si touchante)maisrefuse le chrono des années (L’Emploi du temps).Ses gueulantes de grand carnassier arrivé au troisième âge, il les réserve surtout à À feu et à sang. Si les gens raisonnables n’ont pas d’histoire, Jacques Higelin n’en fait décidément pas partie: il explose la durée du titre -21 minutes 9 secondes- comme son écriture, maelstrom de phrases ébouriffées par les vieux démons de la mégalomanie, du lyrisme hypertrophié et de la commedia dell’arte. La tentation est forte de rayer cette overdose typique d’Higelin où, balayant toute pudeur et tout sens de l’âge, le septuagénaire indigne décharge ses (dernières?) cartouches. « J’ai une faim de loup,hurle-t-il en fouettant l’accompagnement transi sonné par tant de verdeur, Une soif d’hippopotame/ La dalle et les crocs/Et le sang qui bout. » On avait compris, Jacques, la boulimie de vie est une vraie croyance. Bonne chance pour la suite.

TEXTE Philippe Cornet

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