PHOTOGRAPHE DE LA COULEUR ABSOLUE, WILLIAM EGGLESTON A ROMPU AVEC LA TRADITION GRAINEUSE NOIR ET BLANC DE ROBERT FRANK. SON AMÉRIQUE 1960/1970 SAISIT OBJETS ET CORPS DANS UN MYSTÉRIEUX ET COLORÉ DÉPOUILLEMENT. LES SONY AWARDS L’ONT DISTINGUÉ.

Titrée Greenwood, Mississippi, 1973, la photo représente une ampoule électrique figée dans un plafond rouge pétant, trois mesquins fils blancs reliant le bulbe à ses sources électriques comme autant de nervures d’un corps à identifier. Hautement graphique et presque abstraite dans son acuité visuelle. Avec ce fameux truc qui transforme les accidents de l’observation quotidienne en une poésie déconcertante. Emouvante et possiblement inquiétante, une sourde présence diluant toute béatitude annoncée: on pense évidemment au rouge triomphal des tentures de Twin Peaks, terriblement egglestonien. David Lynch mais aussi Sofia Coppola, Gus Van Sant ou Juergen Teller ont largement clamé l’héritage de ce coloriste hors-format. Après Bruce Davidson et William Klein, voilà en tout cas un autre citoyen US décoré du Sony World Photography Awards Exhibition, titre purement honorifique, même si on peut aussi voir -jusqu’au 12 mai- une douzaine d’images de William Eggleston coincées dans une petite salle de la Somerset House londonienne. Pas assez pour que le septuagénaire de Memphis fasse le déplacement: il a envoyé son fils, un peu pataud, dire trois mots à la cérémonie des Awards, ainsi qu’une vidéo où il taquine son piano pendant une bonne minute. De là à penser que cela l’ennuie de franchir l’Atlantique pour venir consommer des compliments sur son oeuvre ainsi qu’un thon aux courgettes et un filet de boeuf aux asperges -le menu de la soirée Awards avec un dessert au chocolat-, il y a un pas que nous franchissons volontiers. Dans le remarquable article où il détaille sa rencontre avec Eggleston, chez lui à Memphis à l’été 2004(1), le journaliste anglais Sean O’Hagan -qui signe aussi le texte officiel des Sony Awards- expose les manières d' »un gentleman du Sud profond parlant d’une voix douce, doté d’un goût prononcé pour le bourbon et les vieux flingues, flanqué d’une réputation de patachon ». O’Hagan raconte le moment où Primal Scream (…), en session d’enregistrement à Memphis, décide de contacter l’oiseau afin de pouvoir utiliser l’une de ses plus fameuses images, Troubled Waters. Un drapeau confédéré et un palmier photographiés de nuit. « William et sa femme descendaient d’énormes verres. Il a demandé à Primal Scream de lui faire écouter une de ses chansons avant de décider si le groupe pourrait disposer de la photo. Ils lui ont joué Moving On Up et il est tombé à genoux en hurlant: « Bo Diddley! Bo Diddley! » Avant d’embarquer les Primal dans un resto à spare ribs, Eggleston sort un vieux Jerry Lee Lewis de sa discothèque et fait -littéralement- péter les enceintes de sa sono. Troubled Waters finira sur la pochette de l’album Give Out But Don’t Give Up paru au printemps 1994. Et Eggleston jouera le père de Jerry Lee dans le biopic concerné…

Révolutionnaire?

Pendant longtemps, celui qui veut « trouver de la beauté dans le quotidien » et se met à la couleur dès 1965 semble en complet porte-à-faux avec le noir et blanc néo-réaliste, comme les visions beatniks de Robert Frank, qu’il admire pourtant. Fils d’une famille aristocratique de Memphis, né en 1939, Eggleston voit la vie comme la photo: dans une palette de nuances tranchées. Armé d’un vieux Canon et d’un Leica, il parcourt sans fin le Mississippi et le Tennessee et immortalise un frigo, un camion, un vélo de gosse, des chaussures déclassées, avec la même âme libre et frondeuse. Choisissant des angles inhabituels et des associations de formes et de couleurs qui semblent insulaires, bizarres, anecdotiques. A l’écart de la photo normative ou de celle qui se donne le frisson classique du grand reportage. En 1973, Eggleston découvre un procédé baptisé « dye-transfer printing » qui accentue la saturation des tirages argentiques, poussant ses tons vers le domaine de l’irréel. Sa réputation d' »original » assez nanti pour ne pas devoir gagner sa vie se double d’une légende de fêtard extrême, faisant la bamboula alcoolisée à Memphis, adorant tirer aux hasards nocturnes avec son flingue vintage à 6 000 dollars. En 1976, les choses changent avec l’expo majeure de son travail proposée par le MoMA de New York: le public et la critique digèrent avec peine et surprise cette « gloire de couleurs saturées » et le catalogue publié par le Musée d’Art Moderne de la 53e Rue devient un standard de la controverse artistique. William Eggleston est, désormais, une vedette de la photographie, trouvant aussi une clientèle fortunée sur le marché de l’art. En 2012, trois douzaines de ses grands formats -101 cm x 166- se sont vendus chez Christie’s pour l’ahurissante somme de 5,9 millions de dollars. De quoi reprendre une tournée de spare ribs avec Primal Scream.

(1) WWW.GUARDIAN.CO.UK/ARTANDDESIGN/2004/JUL/25/PHOTOGRAPHY1

TEXTE PHILIPPE CORNET, À LONDRES

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