DE GIRLS NAMES À BABY GURU, DE BELFAST À ATHÈNES, RENCONTRE AVEC LA POP ET LE ROCK D’UNE EUROPE FAUCHÉE ET EN CRISE.

Vous faites quoi à côté du groupe pour gagner votre vie? » « Je travaille dans un magasin. » « Sans emploi. » « Sans emploi. » « Moi, j’ai du boulot. Je m’occupe d’un programme pour la réinsertion des chômeurs. » Les membres de Girls Names prennent la parole tour à tour, presque amusés par l’enchaînement désespérant de leurs réponses. On est en janvier dernier, à Groningen, pendant le festival Euro- sonic dont, ironie du sort, l’objectif est de promouvoir toutes les musiques européennes dans un marché de la musique ultra dominé par les Etats-Unis et l’Angleterre.

Girls Names vient de Belfast. En Irlande du Nord. En 2010, il a sorti un EP sur Captured Tracks dont il épouse plutôt bien l’esthétique cold wave/ post punk et un son souvent très branché années 80. « Il y a énormément de groupes, de musiques, d’artistes à Belfast. Mais on n’est pas vraiment impliqué dans une communauté, explique le Girls Names en chef Cathal Cully, entre le soundcheck et le souper. The New Life n’est que notre deuxième album mais j’ai déjà 27 balais… »

Leurs deux disques, les Girls Names les ont mis en boîte chez eux, dans leur ville. Et plus précisément au studio Start Together. « Les lieux sont encore jeunes. Ils ont ouvert il y a cinq ans. Les gens les plus connus qui y ont bossé doivent être les mecs de And So I Watch You From Afar. »

Cathal et sa bande ont enregistré l’album sans traîner et ils l’ont produit eux-mêmes. Il n’y a pas de petits profits dans une industrie et une économie qui partent en sucette. « On a quand même mis un an à développer ce disque. On s’est laissé guider par nos idées. Il me semble plus sombre que le précédent. Pour des raisons sans doute personnelles. The New Life est une espèce de catharsis. Une manière de se libérer de toutes les mauvaises choses qui nous hantent. »

A Belfast, pour l’instant, l’heure n’est pas vraiment à la fête. « C’est la catastrophe tu veux dire. Il n’y a pas de taf. C’est la récession. Depuis quatre ans environ, tout s’effondre. Un quart des magasins a fermé. » « Je pense que c’est le centre-ville du Royaume-Uni avec le plus d’espaces commerciaux désertés« , commente Claire.

« Ils mettent des photos de magasin sur les vitrines, raconte Gib. Quand tu es loin, tu penses que c’en est un. Mais quand tu t’en rapproches et que tu réalises, ça rend la ville encore plus déprimante. A Dublin, beaucoup de boutiques ont fermé aussi, mais Belfast est tellement petit que l’effet semble encore accentué. »

L’auditeur associe souvent le surf au cas Girls Names mais The New Life est définitivement un disque plus sombre et plombé que radieux et ensoleillé. « On n’est pas encore dans la situation de l’Espagne ou de la Grèce, remarque Cathal. Mais notre ville est laissée à l’abandon. Tout y est gris. Lugubre. Ça doit forcément influencer notre musique. A tout le moins son humeur. Son côté étourdissant. C’est une question d’atmosphère plus que d’autre chose. Low de David Bowie est un disque très important pour nous. On est aussi des amateurs de kraut-rock. De Neu!, de Can…  »

En attendant, les Girls Names vivent à fond le mythe du musicien fauché. « J’achetais pas mal de disques et puis, je suis devenu musicos et je n’ai plus pu me le permettre. Je me souviens qu’un magasin local qui vendait nos plaques et était incapable de me rembourser les quatre exemplaires qu’il avait écoulés m’a permis d’embarquer l’un des premiers albums de Spectrum en échange…  »

Métro boulot studio…

A Athènes, la situation n’est guère beaucoup plus réjouissante. Les membres de Baby Guru, croisement entre les Doors et le rock choucroute, triment solide pour pouvoir enregistrer des disques à leurs heures perdues. Prins Obi et Sir Kosmiche racontent. « La crise, ce sont des emmerdes au jour le jour. La garantie d’un quotidien compliqué. Nous n’avons pas le choix. Nous devons avant tout nous focaliser sur nos boulots respectifs pour bouffer et payer les factures. »

Si King Elephant, le batteur, est musicien professionnel, les deux autres membres de Baby Guru sont pharmacien et comptable. « Pour l’instant, nous sommes parvenus à conserver notre emploi« , glissent-ils d’une voix.

Une nécessité dans un pays où les rockeurs sont rares et livrés à eux-mêmes. « L’Etat grec ne nous soutient pas du tout en tant que musiciens. Ça n’a jamais été le cas. Nous n’avons rien à voir avec la Scandinavie et ses programmes d’aide aux artistes… En plus, la scène rock est profondément underground. Ici, nous baignons dans la musique traditionnelle mélangée à de l’électro, à des musiques arabes, au bouzouki dans ce qu’il a de plus commercial… L’industrie, aux abois, supporte cette sous-culture mixant tradition et variété.  »

C’est d’autant plus préoccupant que les groupes éprouvent les pires difficultés du monde à s’exporter. Alors que la plupart des bands occidentaux -crise de l’industrie musicale oblige- passent leur vie sur les routes et défendent leurs disques lors de tournées aussi rémunératrices qu’harassantes et interminables, la vie des Baby Guru, c’est métro boulot studio. Pieces vient à peine de sortir que les trois Grecs triment sur son successeur.

« C’est compliqué pour nous de monter des tournées. Nous sommes vraiment loin de tout. Un Américain ou un Européen loue un van, une camionnette et prend la route. Nous, nous devons engager trop de frais. Les billets d’avion sont extrêmement chers. Et nous n’avons personne pour nous aider à les payer… Les groupes grecs ont par ailleurs chopé une assez mauvaise réputation. Vu l’image qui est donnée du pays, les organisateurs de concerts ne sont pas spécialement enclins à leur faire confiance. Ils se disent qu’ils ne viendront pas. Qu’ils n’arriveront guère à payer leurs vols. »

Adepte du « do it yourself », Baby Guru a enregistré ses deux albums dans le home studio de son batteur. « Notre label nous a aidés aussi. Il nous a filé un peu de matos. La solidarité? Un peu. Entre potes. L’industrie est ruinée. Tout le monde fait les choses par et pour lui-même. Nous ne sommes pas aussi pessimistes que nous pouvons en donner l’impression. Des groupes se forment. Enregistrent. Donnent des concerts. Il y a pas mal d’endroits où jouer. Et je pense qu’il y a toujours autant de gigs qu’avant. Le problème, c’est que les promoteurs cherchent avant tout à faire du fric. Faut bosser, faut y croire, faut rien lâcher…  »

Leurs compatriotes Acid Baby Jesus, Bazooka, Larry Gus tentent comme eux de tirer leur épingle du jeu… « C’est dans des temps difficiles, des périodes de luttes sociales qu’ont été enfantés nombre des meilleurs disques de l’histoire. Nous ne sommes pas inspirés par la crise. Mais plusieurs morceaux du prochain album devraient parler de ce qui arrive autour de nous. »

En 2013, la crise est partout. Jusque dans les albums de Daan.

« Enculer le peuple en musique »

Quand le climat économique est maussade, le paysage culturel généralement s’assombrit. « La culture coûte cher -aides de l’Etat, des collectivités locales, des mécènes-, rapporte peu et crée des troubles, de l’agitation, pose des questions provocatrices dont on n’a pas besoin quand il faut se rassembler« , disait Jérôme Clément, ancien président d’Arte, dans une carte blanche au Monde début 2012.

La Grande-Bretagne, les Pays-Bas, l’Italie… De nombreux pays européens se sont mis à sabrer dans la culture au nom de l’orthodoxie budgétaire. Le 1er septembre 2012, en Espagne, la hausse de la TVA sur les produits culturels est entrée en vigueur. Le taux d’imposition passé de 8 à 21 %. L’Angleterre, elle, va économiser 400 millions d’euros sur la culture d’ici 2014. Un tiers des emplois, environ 200 000 postes, est censé disparaître dans le secteur.

Mais la crise, la dèche, ne sont-elles pas des moteurs de changement, des terreaux fertiles en matière de création? « Une cause n’a jamais les mêmes effets, note le sociologue et musicologue Michel Demeuldre. Il n’y a pas de déterminisme historique. J’ai envie de dire que la nostalgie et l’extrême sont tous deux des réactions de crise… Que la prospérité et le boom économique peuvent aussi être facteurs de développement culturel et musical… Mais quand on est loin de l’équilibre, naissent souvent certains réflexes de mutation. En période de crise par exemple, il y a déjà un repli sur les choses meilleur marché. Le punk, c’est un peu ça: faire plus avec moins. » Plus de bruit avec moins de moyens…

En attendant, contrairement aux idées reçues, le fric n’est pas nécessaire à l’évolution de la musique. « La techno de Detroit, à l’origine, ce sont des DJ’s noirs et gays, enfants des ouvriers de General Motors. En Angleterre, l’ère Thatcher, en plein dans la crève et la crise, a coïncidé avec l’avènement des raves. Le développement anarchique du concert. Et un caractère éminemment contestataire. »

C’est humain. Il existe une tendance quand on mange son pain noir à rejeter le passé, l’avant… « Le blues aurait pu mourir de la crise. Aux Etats-Unis, dans les années 30, les Noirs américains ont cherché leur salut dans les discours de prêcheurs, le gospel et les musiques qui en étaient dérivées. Si les Blancs ne s’y étaient pas intéressés, le blues aurait sans doute passé l’arme à gauche. Dans la seconde moitié des années 70, la musique des hippies et l’exaltation folle de 68 ont vécu. Avec la crise sont arrivés le punk et la cold wave. » Le rejet des valeurs peace and love, de la complexité et de la sophistication.

Récemment, sur un blog du quotidien Sud-Ouest, Jean-Louis Murat, fidèle à lui-même en remettait une couche. « Le rock. C’est fini, c’est plié! On s’en est rendu compte dans les années 90 quand il est devenu la musique des traders, des hommes d’affaires… Le rock est devenu le fond sonore de ce qui nous tue. Je ne vois pas pourquoi on devrait continuer à fournir la bande-son à ce qui nous fout en l’air. Tous les traders et les pourris de la terre adorent le rock. Il serait temps qu’on dise qu’on déteste ça! Je le perçois comme la bande-son de la crise financière, de la crise des comportements. On se laisse doucettement bercer par sa pseudo-énergie. Mais c’est quoi, cette musique aujourd’hui? De la cocaïne pour crétins. C’est presque une valeur d’extrême droite. Il sert à enculer le peuple en musique. »

Qu’est-ce qui peut encore émerger désormais? Qui incarnera le changement? « La simultanéité des styles anciens, l’interpénétration géographique et musicale rendent difficile l’incubation d’un phénomène nouveau« , conclut Demeuldre. Qui vivra entendra.

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