Je ne sais plus quand l’été a cessé d’être immense. Je ne sais plus quand tout a commencé à foutre le camp. Je ne sais plus quand le projecteur s’est allumé puis éteint. Je ne sais plus quand l’idée que j’avais une quelconque valeur, au moins dans un domaine très circonscrit, s’est mise non plus à me conforter et me propulser en avant mais à me terrifier. Je ne sais plus quand les raisons pour lesquelles je fais ce que je fais ont commencé à me paraître obscures, liquides, fuyantes et alternativement effrayantes. Je ne sais plus quand j’ai cessé de mettre toute ma colère ainsi que ma rage et ma frustration dans le labeur difficile, éprouvant et jamais terminé de la construction de moi-même. Je ne sais plus quand la beauté a cessé de m’intéresser ou de m’émouvoir, ni quand la grâce d’un visage entrevu a cessé de revêtir une quelconque importance. Je ne sais plus quand j’ai éconduit cet homme qui portait un dauphin en nacre autour du cou entre autres parce que je l’ai méprisé de se plier à ma loi si rapidement mais surtout parce que c’était ridicule -jamais je n’aurais envisagé de devenir ce genre de personnes si superficielles et tellement attachées aux détails et à l’apparence, sauf que, réflexion faite, porter un tel bijou ressemblant de loin à une dent de requin se balançant au bout d’un lacet en cuir n’a absolument rien d’un détail, en particulier à 44 ans, et même sur la peau bronzée d’un ancien distributeur de vinyles. Je ne sais plus quand les garçons très beaux qui font semblant de dormir pour se laisser regarder ont perdu tout intérêt à mes yeux, ni quand l’idée de faire quoi que ce soit avec n’importe lequel d’entre eux a bonnement cessé de faire partie de mes préoccupations récurrentes, jusqu’à disparaître et tomber dans le néant absolu. Je ne sais plus quand j’ai cessé définitivement de me masturber parce que je n’avais tout simplement personne à qui penser ni plus aucun fantasme, rien que la nostalgie de ce que j’avais perdu à serrer dans mes poings stupéfaits. Je ne sais plus quand le défilement compulsif de cet amas de noms célèbres qui s’étaient multipliés comme des petits pains dans le répertoire de mon smartphone au moment où mon visage a commencé à être identifiable et où mon nom s’est détaché de moi pour entrer dans une phase de vie autonome, c’est-à-dire lorsque l’on a commencé à me reconnaître dans les dîners, les cocktails, les salons (et qu’au moment des présentations les gens s’exclamaient « Ah! » à l’énoncé de mon patronyme), a cessé de m’éblouir. Je ne sais plus quand s’est asséché mon étonnement d’être courtisée par une armée d’hommes puissants aux visages populaires et proportionnés, une armée d’hommes puissants et systématiquement ambigus. Je ne sais plus à quel moment j’ai compris que me rendre dans des showrooms privés avec des actrices célèbres pour essayer des vêtements luxueux et éphémères à l’occasion de soirées auxquelles on n’accède pas sans figurer sur une liste d’invitations ne change rien -que fréquenter toutes ces personnes d’un certain milieu ne change rien, ne permet jamais d’en être, qu’on n’en est jamais sauf d’y être né, et quand bien même vous en êtes, qu’est-ce que tout ça peut bien changer? Cela vous aide-t-il à trouver ne serait-ce que le très petit début d’un sens ou d’une raison de continuer à jouer? Je ne sais plus quand j’ai cessé de croire que tout ce fatras de trophées me rendrait aimable et me permettrait de trouver l’amour véritable, celui d’une vie, ni quand l’argent qui ne m’avait jamais assez intéressée pour faire ce qu’il fallait pour en gagner s’est mis à me paraître indispensable, urgent, nécessaire et brûlant, et la vie sans, abjecte. Je ne sais plus à quel moment je me suis mise à chercher frénétiquement sur Google et Wikipédia l’année de naissance de tous les jeunes gens « en général », aussi bien filles que garçons, qui « font quelque chose dans la vie », la plupart d’entre eux prêts à avancer à grands coups de dents, à tuer pour ça, comme moi il n’y a pas si longtemps, ni à quel moment je me suis mise à les croiser dans les bars -je ne sais pas si c’est la ville avec ses possibilités de néons qui fait ça-, mais en tout cas j’avais sous-estimé leur nombre, leur opiniâtreté, non moins métallique que la mienne à l’époque. Je ne sais plus combien de temps a duré la découverte des privilèges: les cadeaux, l’inévitable champagne à volonté que j’ai personnellement toujours trouvé dégueulasse, les concerts et leurs suites en backstage, les after, les invitations à déjeuner avenue Montaigne, les cartons pour des avant-premières auxquelles je me payais le luxe de ne pas me rendre, les lecteurs hystériques comme des groupies, les lettres, les camions de lettres que je ne lisais plus, les énormes taxis noirs qui m’attendaient en bas de chez moi pour me rendre à telle émission de radio ou de télévision, mon nom partout comme une rumeur dans les vaisseaux de la grande ville, les séances de shooting durant lesquelles je pouvais me permettre de faire la gueule, les rendez-vous auxquels j’avais fini par arriver toujours en retard, comment voulez-vous, j’étais écrivain donc supposée folle et tout m’était permis, comment voulez-vous, j’aurais pu clamer sur n’importe quelle chaîne n’importe quelle connerie identitaire rien n’avait plus exactement d’importance. Je ne sais plus quand ce que j’avais arraché à coup-de-poing américain et cru ne jamais vouloir lâcher m’est devenu indifférent, tout autant que la possibilité de faire marche-arrière et de changer de vie m’était devenue impossible.

Je ne sais plus quand l’été a cessé d’être immense.

Je ne sais plus quand la seule pensée articulée qui m’est restée en me réveillant le matin n’a plus été que cette phrase de Carpenter, « Tout ça sert tellement à rien, putain. Quand on n’a pas l’amour« , superposée à des guirlandes de piscines désaffectées comme autant de chopes vides et mélancoliques impossibles à combler dans l’enfer de mon crâne, par ailleurs atrocement mnésique, derrière une porte de bar ouverte sur la mer en été et qui claque.

CHAQUE SEMAINE, UN ÉCRIVAIN DÉPLOIE SON IMAGINAIRE À PARTIR D’UNE PHOTO DE SON CHOIX.

PAR EMMANUELLE RICHARD

NÉE EN 1985, EMMANUELLE RICHARD A OBTENU UNE MAÎTRISE EN LETTRES. ELLE EST L’AUTEURE DE LA LÉGÈRETÉ ET POUR LA PEAU, TOUS DEUX PARUS AUX ÉDITIONS DE L’OLIVIER.

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