Combien de temps encore? Combien de temps avant de voir les CD, les DVD, les livres et les BD rejoindre le musée des supports culturels, balayés par leurs clones virtuels qui ne leur laisseront au mieux que les miettes du marché d’occa- sion? Dix ans? Quinze ans? Sans doute moins si l’on se base sur la cadence infernale à laquelle s’enchaînent les fermetures de magasins spécialisés. Rien que sur Bruxelles, c’est l’hécatombe. Après le disquaire Caroline Music, qui a depuis trouvé asile chez un collègue du boulevard Anspach, c’est le Bozarshop, l’enseigne multidisciplinaire adossée au temple Horta où l’on trouvait aussi bien des bouquins d’art que des films d’auteur, des magazines anglo-saxons pointus et des gadgets pour bobos, qui fait aujourd’hui les frais de la dématérialisation de la culture. Ces enterrements à répétition laissent un goût de cendre. Pas par nostalgie fétichiste pour l’objet -encore que le toucher et la sensualité participent largement du désir-, mais aussi et surtout par crainte de voir le bulldozer du divertissement pasteurisé grignoter encore du terrain. En Afrique, quand un vieillard meurt, on dit qu’une bibliothèque part en fumée. En Europe, c’est quand un dealer de culture ferme ses portes qu’un pan de mur artistique s’effondre. Car sans relais, sans visibilité, on perd vite le goût et l’envie. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les fast-foods s’installent à tous les coins de rue. Et on ne fait pas pousser l’amour de l’art dans un désert culturel. Il faut des chapelles ardentes où pouvoir communier, trouver ce que l’on cherche et surtout ce que l’on ne cherche pas. Les rencontres inattendues sont souvent les meilleures. Vous entrez avec l’idée d’acheter un roman bien précis et vous ressortez les bras chargés de victuailles pour trois mois de culture psychique intensive. Et là-dedans, peut-être l’album, le roman ou le film qui va changer votre vie. Le prestige dont jouit encore un peu la culture, même auprès des non pratiquants, se trouve aussi affecté par cette déroute. Ce qui n’est pas visible n’a pas de poids au sens symbolique. L’architecture éblouit parce qu’elle en impose, qu’elle « bouffe » l’espace et titille nos sens. Mais si un chef-d’oeuvre se résume à un fichier numérique, quelle autorité lui accorder? Fond et forme vont de pair. Les enluminures qui ornaient les textes sacrés au Moyen Âge servaient moins à faire joli qu’à imposer le respect pour mieux marteler le message divin. Discours toxique d’un vieux grincheux allergique au « progrès »? Non. Juste une démangeaison de quelqu’un qui redoute qu’on entaille la bouée sur laquelle nous sommes assis. Car si la plus grande bibliothèque s’appelle aujourd’hui Amazon, elle reste une chimère pour celui qui vient y puiser vite fait sa pitance sans voir, sentir et encore moins effleurer les montagnes de références à côté. Et puis, il ne faut pas se leurrer. Une fois que toutes les paroisses auront été reconverties en boutiques de smartphones, que les écrans auront fini de coloniser le monde, même les distributeurs en ligne ne résisteront pas longtemps à la culture lyophilisée numérique. Dix ans? Allez, cinq à tout casser!

PAR LAURENT RAPHAËL

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