à Paris, la Cité de la musique consacre une large exposition au génie de Miles Davis. Incontournable.

L’exposition mise sur pied par la Cité de la musique commence par une tempête. Entre deux photos d’enfance, des clichés de la ville de East St-Louis, abîmée par l’un des cyclones qui viennent régulièrement balayer ses rues. Avec ce souvenir de Miles Davis: « L’année qui suivit ma naissance, une violente tornade ravagea Saint-Louis. Peut-être suis-je encore animé par son souffle puissant? Il faut du souffle pour jouer de la trompette. »

De souffle, Miles Dewey Davis III, né à Alton, Illinois (1926), n’en a en effet jamais manqué. Au point de « changer à 5 ou 6 reprises le cours de la musique », avait-il un jour lancé à une bourgeoise un poil suffisante. Arrogance légendaire de l’irascible jazzman? Même pas. Plusieurs fois, le musicien a en effet bouleversé les codes en vigueur. Toutes ces métamorphoses, la Cité de la musique les suit pas à pas dans une exposition magnifiquement agencée, fouillée tout en restant extrêmement lisible – y compris pour le profane.

Boîte à musique

Le circuit démarre avec les échos de la période swing, filtrés par un vieux poste TSF, pour enchaîner avec les premiers engagements de Davis à New York. Notamment aux côtés de Charlie Parker qui introduit alors la révolution be bop. Les notes se multiplient, les soli s’accélèrent. Miles Davis, qui est moins bon technicien que musicien inspiré, ralentit lui (un peu) le tempo. Notamment sur une série d’enregistrements en nonette pour Capitol, entre 1949 et 1950, regroupés plus tard sous le nom de Birth of the Cool. A la même époque, il atterrit pour la première fois en France, jouant à la salle Pleyel, s’amourachant de Gréco et discutant le coup avec Boris Vian, qui écrivait alors pour la revue Jazz Hot -on retrouve les coupures de presse de l’époque. A son retour aux Etats-Unis, Miles Davis déprime et s’enfonce notamment dans la drogue. Il continue pourtant de produire des disques loin d’être anodins. Mais c’est plus tard, enfin clean, que Miles Davis va prendre l’envergure qu’on lui prête aujourd’hui.

Il est toujours compliqué d' »exposer » ou de « muséifer » la musique. Comment accrocher des sons aux cimaises? Comment figurer ce qui tient souvent d’abord de l’indicible, de l’émotion fragile? Trop souvent, le réflexe consiste à empiler les objets et documents d’époque. Mais le fétichisme s’avère très vite frustrant. Heureusement, l’exposition We Want Miles joue à la perfection son rôle de boîte à musique. Notamment par une série d’alcôves, parfaitement isolées, qui permettent de réécouter, assis, les principaux chefs-d’£uvre de Miles Davis avec une qualité d’écoute rare – et d’être ainsi à nouveau happé, au hasard, par l’évidence de Kind of Blue ou la flamboyance d’un Sketches of Spain. Ailleurs, il est encore possible de brancher les écouteurs distribués gratuitement à l’entrée sur les bornes qui parsèment les couloirs.

L’exposition en met plein les pavillons. Mais aussi plein les yeux. Le jazz a toujours développé une iconographie extrêmement puissante. Après avoir croisé des tableaux de Basquiat, ce sont encore les photos des jazzmen qui fascinent le plus. Le noir-blanc des années 50 et 60 reste une sorte d’écrin cool parfait. Un film comme Ascenseur pour l’echafaud, de Louis Malle, l’illustre à merveille. Projetée sur un immense écran, occupant une bonne partie du mur, Jeanne Moreau est forcément sublime, marchant dans les rues de Paris, au son de la trompette bouchée du jazzman. En général, Miles Davis est un bon client pour l’image, lui qui avait fini par faire de sa silhouette un logo en soi. Lui qui avait aussi pris l’habitude de s’offrir des garde-robes somptuaires, de rouler dans des Ferrari rutilantes… Bling-bling avant l’heure…

On atteint ainsi tout doucement le début des années 70. Reste alors à descendre au sous-sol pour découvrir comment a été retracée la partie la moins évidente de la légende Davisienne. Ou en tout cas la moins orthodoxe. Celle qui a fait hurler les puristes quand ils ont vu le trompettiste se frotter au rock et au funk – est diffusé dès l’entrée un extrait du fameux concert donné au festival de l’île de Wight, en 1970. C’est le pivot Bitches Brew, qui explore l’électricité et les possibilités du studio d’enregistrement, ou encore On The Corner. Evidemment, on ne repousse pas autant de frontières impunément. Au milieu de la décennie, Miles Davis est groggy, miné notamment par des ennuis de santé. Il quitte l’avant-plan en 1975, période élégamment représentée par un étroit couloir sombre. Il conduit aux années 80.

Jusque-là, on a peu entendu la voix du maître. Quand il revient aux affaires en 1980, il accepte cependant de davantage jouer le jeu médiatique. Et le visiteur de se régaler des extraits d’interviews données à cette époque, mi-goguenarde, mi-sérieuse, comme cet épique entretien livré aux Enfants du rock. Dans la foulée, Miles Davis se prête également à des pubs, plus ou moins grotesques, faisant même des apparitions dans l’une ou l’autre série télévisée (un maquereau dans Miami Vice). Cela ne l’empêche pas de livrer un dernier sommet, Tutu en 86, avant de collaborer avec Prince ou de s’offrir une virée dans le hip hop. En 91, quelques semaines avant sa mort, il accepte de revenir pour la première fois sur sa carrière lors d’une ultime prestation scénique à la Villette. Diffusé dans une salle aux murs immaculés, le film du concert clôt logiquement le parcours. Dont on ressort ébahi: en quelque deux heures, le jazz n’aura jamais été laissé tranquille une seule seconde, en permanence bousculé par Miles Davis et son inextinguible soif d’expériences.

Mais le plus remarquable est peut-être ailleurs: Miles Davis a beau enchaîner les mutations, il reste en permanence reconnaissable. Ses transformations ne lui servent pas à se cacher ou se déguiser. Au contraire, elles lui permettent d’affirmer et creuser son identité. En l’occurrence, un son bien particulier, rond, aquatique. Blanc, avait-il coutume de dire. Ou vierge. Comme les territoires qu’il n’a jamais cessé d’explorer…

We Want Miles, Cité de la musique, à Paris. Jusqu’au 17 janvier.

www.citedelamusique.fr

Texte Laurent Hoebrechts, à Paris.

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