L’Américain Mike Kelley a fait scandale avec ses peluches traficotées. Il revient taquiner la « victim culture » dans une expo exceptionnelle au Wiels bruxellois. Rencontre du 3e type.

Installations, photographies, vidéos, sculptures, images et sons en tous genres: à 54 ans, Mike Kelley défie toujours les conventions via une vision plastique bizarre et défoliante. Collages où un diable se colle à un alien pourvu d’un appareil génital XXL, palette de couleurs où des bouches d’enfants s’ouvrent sur l’inconnu, maquettes de lieux improbables, Unes fictives de journaux de collèges américains, recyclages de mauvais rêves: Kelley joue sur les parfums d’un espace, l’imaginaire hard d’un décor, les vides d’une architecture que le visiteur comble avec ses craintes. C’est à la fois poétique et troublant. Titrée Educational Complex Onwards 1995-2008, l’expo du Wiels est une entreprise qui recycle les images comme les souvenirs réprimés, nourrie de sources inhabituelles telles que le théâtre scolaire ou l’ufologie. Un peu martien, très terrien, jamais terre-à-terre. Parcours d’un artiste qui affirme:  » On peut appréhender mes expos sans avoir une quelconque connaissance de mon travail ou de l’art en général, je travaille sans arcanes… Mon but, c’est de surprendre les gens même si les enjeux ne me semblent pas compliqués à comprendre. »

LES CATHOS ET DETROIT

 » J’ai grandi à Ann Arbor, dans les faubourgs de Detroit, une ville très ségrégationniste. Quand j’étais jeune, la situation économique était plutôt bonne, même les ouvriers gagnaient pas mal leur vie. Mon père était un col gris, il s’occupait du fonctionnement de l’école locale publique. Et puis, il y a eu les émeutes raciales de la fin des années 60, qui ont fait fuir tous les blancs de la ville, vite transformée en ruine d’autant que l’économie s’est effondrée dans les années 70 (1). Inutile de dire qu’il n’y avait pas de place pour l’art dans ma famille. Quant à la musique (il rit), mes parents écoutaient les choses les plus horribles comme le Laurence Welk Show ou Mitch Miller, à côté duquel Dean Martin paraît extrêmement sophistiqué. Je suis allé à l’école primaire chez les bonnes s£urs où la messe était obligatoire… »

IGGY POP, MC5, SONIC YOUTH

 » Vers 1973, 1974, j’ai fait partie d’un groupe rock, Destroy All Monsters. Quand j’en suis parti, Ron Asheton des Stooges, et Michael Davis du MC5, ont débarqué et donné une direction plus punk à la musique. J’avais grandi avec les Stooges dont j’étais un grand fan, j’étais impressionné par les White Panthers (2) puis j’ai flashé sur le free-jazz, Sun Ra et l’Art Ensemble de Chicago. Plus tard, je me suis lié à Sonic Youth pour lequel j’ai réalisé la pochette de l’album Dirty en 1992 (Ndlr, une de ses fameuses peluches). Je n’ai pas complètement abandonné la musique mais mes dernières performances sont plutôt dans la drowning music (rires – Ndlr, la musique qui se noie). »

L’ART EN AMéRIQUE

 » Contrairement à l’Europe qui accorde une véritable importance culturelle à l’art, l’Amérique le considère non pas comme anodin mais comme quelque chose de mauvais! Quand j’ai lancé, jeune, que je voulais être artiste, cela revenait à dire que je voulais faire quelque chose d’inutile, comme si c’était un refus d’appartenir à l’Amérique, d’être un membre actif de sa société. En soi, cela constituait déjà un acte politique. En Amérique, l’art est infiniment moins considéré que la musique, les films ou le sport. Cela change un peu maintenant parce qu’il signifie une économie potentielle… Pour ma famille, l’art c’était comme devenir un communiste et un pauvre! »

LES OURS EN PELUCHE

 » Lorsque j’ai travaillé avec des ours en peluche et d’autres mascottes généralement aimées des bambins (Ndlr, peluches parfois placées dans des positions cliniques ou sexuelles), cela n’avait rien à avoir avec les enfants abusés ou quelque chose du genre. Mais plutôt avec l’impact émotionnel du lien entre les enfants et ces jouets particuliers. J’ai été extrêmement surpris par cette perception. Je me suis dit qu’il fallait que je traite ce phénomène et c’est comme cela que j’en suis venu à mon expo Educational Complex Onwards et l’idée de mémoire réprimée…  »

L’EXPO DE BRUXELLES

 » Il n’y a pas eu de rétrospective importante de mon travail depuis une quinzaine d’années et cette expo est venue se poser au carrefour de l’architecture et de la mémoire. Le lien à l’école (Ndlr, il organise des espaces inspirés de ses différentes écoles) est plutôt un écran de fumée, je l’utilise comme une sorte de métaphore de la « victim culture », cette tendance actuelle de la société où sept personnes sur dix se sentent oppressées. La mémoire comporte des blancs et l’expo pose la question de savoir si la cause de ces absences est un ou plusieurs traumatismes. Je m’inspire de cette affaire de la McMartin Preschool en Californie où des enfants de maternelle avaient dit, par après, avoir été abusés par des enseignants. Ils prétendaient qu’ils avaient été conduits dans des tunnels secrets, que des animaux avaient été tués sous leurs yeux. Cela a tourné à la chasse aux sorcières mais jamais aucune preuve n’a pu être apportée. Cela a duré des années (Ndlr, on pense aux fameux réseaux pédophiles, jamais trouvés, de l’affaire Dutroux). »

L’UFOLOGIE

 » Les histoires d’enlèvements que vous trouvez dans l’ufologie rappellent celles que vous rencontrez dans les histoires liées au syndrome de la mémoire réprimée. C’est un autre exemple, intéressant, de la « victim culture » parce que l’ufologie est une sorte de religion et j’aime ce mélange de métaphysique et de scénario d’enlèvement. Je ne suis pas croyant, je n’ai pas de lien aux religions, mais les mythologies sont importantes parce qu’elles révèlent les besoins des gens. En ce sens, elles donnent du travail à l’art. »

(1) Michael Moore – né la même année que Kelley – a filmé la disgrâce économique de Detroit et de ses banlieues dans Roger & Me (1989). (2) Mouvement révolutionnaire, version « blanche » des Black Panthers un temps menée par John Sinclair, manager du MC5…

Educational Complex Onwards, 1995-2008 du 12/04 au 27/07 au Wiels à Bruxelles. www.wiels.org

TEXTE PHILIPPE CORNET

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