Mémoire vive

© PHOTOS: LES FILMS PELLéAS

Épaulée par son fils David, la romancière Annie Ernaux exhume ses films de famille des années 70 pour en tirer un documentaire à la fois social, historique et intime à envisager comme un précieux appendice à son indispensable œuvrelittéraire. À voir sur Arte.TV jusqu’au 31 octobre.

2022, année singulièrement féconde pour Annie Ernaux qui, quelques mois à peine après la publication du Jeune Homme, bref et fulgurant récit aux allures de synthèse littéraire parfaite, délivre un documentaire lui aussi éminemment emblématique de sa démarche de toujours, unique et essentielle. À 82 ans, la romancière originaire d’Yvetot, en Normandie, est à vrai dire, aujourd’hui sans doute plus que jamais, sur toutes les lèvres, et ce au sein de toutes les générations. Il en aura fallu du temps, pourtant, et bien des épreuves, pour que l’on reconnaisse enfin à sa juste valeur l’importance capitale de son œuvre, véritable phare dans la nuit phallocentrée du paysage littéraire français. Adaptée tout récemment au cinéma par Danielle Arbid (Passion simple en 2021) et Audrey Diwan (L’Événement en 2022), citée comme influence irrécusable par les Fatima Daas, Virginie Despentes et autre Édouard Louis côté livres, elle est ce monument vivant et vibrant vers lequel désormais tout le monde regarde.

Chez elle, le subjectif le plus infime a toujours tendu vers l’universel. De son écriture neutre et blanche, rongée jusqu’à l’os et coupée au couteau, où chaque mot est justifié et fait mouche, elle a sans doute traduit mieux que quiconque ce que c’est qu’être femme au sein du grand corps social tel qu’il s’est construit ces dernières décennies. D’où l’intérêt de la voir se frotter aujourd’hui aux images en mouvement de son propre passé. Véritable papesse de l’écriture de soi, entrée en littérature pour “venger sa race”, Annie Ernaux, bien sûr, ne déroge pas à sa manière et à son style, inimitables, au moment de poser ses mots et sa voix sur les bribes muettes des petits films de famille tournés dans les années 70 par son mari d’alors, Philippe. Entre instantanés de leur quotidien à Annecy, où ils vivent avec leurs deux jeunes enfants et où Annie enseigne les lettres dans un collège, et tentations voyageuses qui dénotent leurs aspirations bourgeoises. En guise de note d’intention, elle précise: “En revoyant nos films Super 8 pris entre 1972 et 1981, il m’est apparu que ceux-ci constituaient non seulement une archive familiale mais aussi un témoignage sur les goûts, les loisirs, le style de vie et les aspirations d’une classe sociale, au cours de la décennie qui suit 1968. Ces images muettes, j’ai eu envie de les intégrer dans un récit au croisement de l’Histoire, du social et aussi de l’intime, en utilisant mon journal personnel de ces années-là. »

En posant sa voix sur des images très personnelles provenant de films de famille des années 70, Annie Ernaux raconte en creux toute une époque.
En posant sa voix sur des images très personnelles provenant de films de famille des années 70, Annie Ernaux raconte en creux toute une époque. © PHOTOS: LES FILMS PELLéAS

Présenté à Cannes en mai dernier, à la Quinzaine des Réalisateurs, le film, témoignage majeur monté par son fils David, atterrit aujourd’hui sur la plateforme Arte.tv après un passage en télé et avant, qui sait peut-être, une sortie officielle au ciné…? Quand on la retrouve sur la Croisette au lendemain de sa projection cannoise, Annie Ernaux fascine et impressionne. Enfoncée stoïquement dans le canapé d’un petit appartement du centre, elle semble d’abord n’être qu’ouverture et écoute attentive. Parfois, au détour d’une question, ses yeux, d’un gris-bleu sans fond, s’allument, et elle esquisse un fin sourire. Ses réponses sont tantôt minimales, tantôt sensiblement plus prolixes. Chaque mot, là encore, semble en tout cas pesé consciencieusement dans la balance de sa pensée. Morceaux choisis.

Comment avez-vous procédé pour écrire le texte et choisir les images qui composent aujourd’hui Les Années Super 8?

Le choix et le montage des images sont intervenus après l’écriture et l’enregistrement du texte. Il s’agit vraiment de deux processus créatifs différents. C’est-à-dire que j’ai écrit et enregistré le texte dans mon coin, sans que mon fils, David, n’intervienne. Et ensuite, il a sélectionné et monté les images de son côté, sans que je m’en mêle. Ça veut dire que nous n’avons pas du tout discuté, par exemple, de la place que prendrait dans mon texte le voyage au Chili, ni du choix des images qui pourraient y correspondre. Non, moi j’ai vraiment écrit sans me soucier de rien (sourire). Il s’agit d’un texte absolument autonome, mais pour lequel j’avais évidemment les images de nos films de famille en tête. Si j’ai moins écrit sur notre voyage en Espagne, ou sur celui au Portugal, c’est sans doute aussi parce que d’une certaine manière il y avait moins d’images sur ces voyages-là. C’est certain, il y en avait moins, mais c’est surtout que j’avais le sentiment que j’avais moins à dire sur ces épisodes-là. Nous n’avons en tout cas absolument pas discuté de ça. Il n’y a pas eu de concertation en amont.

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Et qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ce texte en tout premier lieu?

J’avais le sentiment que j’allais pouvoir ressaisir toute une époque par l’écriture, que j’allais pouvoir me replonger dans une période sur laquelle je n’avais jusqu’alors pas écrit de cette façon aussi directe, aussi autobiographique. C’est quelque chose que j’envisageais vraiment comme une œuvre nouvelle pour moi. À travers ce texte, je n’ai jamais été seulement dans le désir de raconter ma propre évolution, qui d’ailleurs ne peut se concevoir en dehors de l’époque qui l’a vue naître ni en dehors de ma situation de femme mariée et de mère. Cette écriture-là n’apporte pas forcément plus de sens à ce que j’ai déjà décrit dans d’autres livres. Mais c’est une forme d’écriture sensiblement différente, qui est davantage portée vers une sorte d’expansion dans la description d’un noyau familial. En écrivant ce texte, je n’ai en tout cas pas cherché à tout prix à tracer une ligne de vie. Il me semble que le véritable enjeu est ailleurs.

Le film, en effet, ne dépeint pas seulement un passé personnel et intime. Il est aussi porteur d’un commentaire social et politique. À quel point votre voyage au Chili, sous la présidence de Salvador Allende, a-t-il par exemple été important dans votre parcours?

Disons que ce voyage au Chili a été quelque chose d’important dans ma vie personnelle en cela qu’il a agi comme un révélateur de ma situation de transfuge de classe. Le concept n’existe pas encore à l’époque mais je ressens vraiment au cœur de ce voyage le sentiment d’appartenir à quelque chose par ma mémoire, par mon éducation. En marchant dans les rues de Santiago et en allant dans les poblaciones comme nous l’avons fait, j’étais renvoyée à une façon de vivre dont j’avais la mémoire, et à la vérité de mes parents, de ma propre famille, en somme. J’étais vraiment ramenée à cette vision d’une pauvreté initiale, d’un manque criant de culture, et donc à ce divorce qu’il pouvait y avoir entre ma jeunesse, mon enfance et mon adolescence, et ce que j’étais devenue, à savoir cette femme qui va, au fond, voir la misère au Chili.

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Qu’avez-vous appris de nouveau, vous concernant, en revoyant ces images vieilles de 40 ou 50 ans?

J’y ai surtout trouvé une sorte de confirmation de mon évolution. Je n’ai rien appris de nouveau, à proprement parler. D’autant que j’avais quand même déjà revu ces films une dizaine d’années après qu’ils avaient été tournés. Et je voyais bien déjà, avec ce seul décalage de temps, la femme que j’avais été et que je n’étais plus.

Dans ces bribes de films de famille, on vous devine très souvent en spectatrice de votre propre vie. Vous semblez constamment occupée à vous regarder vivre les choses, être un peu à côté de l’existence. Est-ce que vous partagez ce sentiment?

Oui, je crois que vous avez raison. Dans cette période-là de ma vie, en tout cas, c’est exact. Effectivement, je suis spectatrice, je suis à côté. Et, au fond, je me regarde constamment être cette femme-là.

En voix off, vous dites que ces années 70 ont été des années déterminantes pour vous. Vous dites aussi à un moment donné qu’au début de cette décennie, vous en êtes encore à écrire en secret, que vous ne partagez pas le fruit de votre travail avec les autres. Avez-vous parfois le vertige de vous dire que vous auriez en fait très bien pu ne jamais dévoiler ce que vous écriviez et ne pas persévérer dans l’écriture?

Oui bien sûr, et c’est un vertige en effet (sourire). Ce qui est fascinant dans une vie, ce sont les possibilités qui se sont accomplies au détriment certainement d’autres. J’aurais pu avoir une autre vie. Et j’aurais pu ne pas écrire. Mais le fait étant que j’ai consacré une grande partie de ma vie à l’écriture, ça reste tout de même difficile d’imaginer ce que ma vie aurait pu être sans elle. Ce que je me dis en fait aujourd’hui, c’est que j’aurais très bien pu ne pas écrire si je n’avais pas rencontré cet homme-là, le père de mes enfants. C’est certainement là le point de départ des choses, le vrai déclencheur initial. Et en même temps je dis ça mais j’avais déjà un peu commencé à écrire avant de le connaître. Donc j’aurais certainement malgré tout écrit sans cette rencontre, mais je crois que je n’aurais pas écrit les mêmes choses. Toute la nuance est là. C’est ma vie avec lui qui m’a poussée à écrire ce que j’ai écrit.

Et votre désir premier d’écrire, quel était-il?

Les choses se sont faites en deux temps. J’ai d’abord désiré écrire parce que j’avais 20 ans. J’ai alors commencé un livre, je l’ai même fini, mais il ne sera pas publié. Et puis j’ai recommencé à écrire dix ans plus tard. Et là ce qui me pousse à écrire, c’est vraiment cette conscience d’être une transfuge de classe. Après mon adolescence, les études, la culture m’ont en effet séparée de mon milieu populaire d’origine. J’ai alors ressenti le besoin de me demander par quel processus j’étais devenue cette femme qu’au fond on voit précisément à l’écran dans Les Années Super 8. C’est-à-dire plutôt bien habillée, vivant dans un milieu assez chic et travaillant comme professeure. Donc le film, en un sens, est une sorte de mise en abyme de ce qui m’a poussée à l’écriture.

Annie Ernaux aujourd'hui, inlassable fer de lance de l'autosociobiographie.
Annie Ernaux aujourd’hui, inlassable fer de lance de l’autosociobiographie. © Getty images

En parlant dans vos livres de sujets aussi complexes et décisifs que la honte, le sentiment d’indignité, l’avortement, la domination masculine, vous avez largement contribué à faire évoluer le discours et la perception sur la spécificité de la condition féminine. Pensez-vous qu’aujourd’hui il reste des tabous, des angles morts, liés à ces questions?

Il y a sûrement des tabous que je ne vois pas, précisément parce qu’ils sont tabous (sourire). Mais disons que certaines choses restent tout de même très sensibles. La ménopause, par exemple, et cette idée toujours très prégnante que les femmes ménopausées ne sont plus désirables. On continue d’ailleurs à stigmatiser les femmes qui ont des aventures avec des hommes plus jeunes. En France, il y a quelques années, on les appelait des cougars, soit des animaux particulièrement féroces… Au-delà de la sphère intime, je pense par ailleurs que demeurent des tabous liés à la soi- disant infériorité sociale des femmes. C’est-à-dire qu’on minore toujours le rôle et l’importance que peuvent avoir les femmes. Je veux dire que tout ce qui concerne l’hégémonie masculine dans la société reste peu dénoncé. Il y a par exemple dans un domaine que je connais bien, qui est celui du champ littéraire, une domination écrasante des hommes. D’une façon ou d’une autre. Que ce soit dans la critique, dans les comités de lecture… D’une manière inconsciente persiste ainsi clairement l’idée qu’un écrivain est avant tout un homme. C’est quelque chose de profondément enraciné dans la société. Je pourrais vous citer des tas de situations que j’ai connues et qui sont humiliantes pour les femmes. Si je vais voir un kinésithérapeute, par exemple, et qu’il me demande ce que je fais dans la vie, je lui réponds que je suis écrivaine. À quoi il m’opposera invariablement un scepticisme, un “Ah bon?” interloqué, qui me fait ressentir qu’une femme normale n’est pas censée faire ça. Alors que pour un homme, ça va toujours de soi.

Les Années Super 8. D’Annie Ernaux et David Ernaux-Briot. 1 h 01. Visible sur Arte.TV jusqu’au 31 octobre.

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