Trois ans après Volver, Pedro Almodovar est de retour à Cannes avec Los Abrazos Rotos, mélodrame flamboyant qui se double d’une incandescente déclaration d’amour au cinéma. Rencontre en avant-première…

C’est l’histoire d’un homme qu’un accident a privé, quatorze ans plus tôt, de la vue, de son amour et de son identité. Réalisateur dans l’impossibilité de faire des films, Mateo Blanco a, en effet, décidé de n’être plus que Harry Caine, son pseudonyme d’écrivain. Son passé enfoui, Harry mène une existence épanouie d’amnésique volontaire, jusqu’au jour où, à l’invitation du fils de son ancienne directrice de production et amie fidèle des moments difficiles, il rouvre l’album de sa vie…

Tortueux et simple à la fois, voici le nouveau film de Pedro Almodovar, Los Abrazos rotos, soit, en français, Etreintes brisées (1). Dans la continuité de ses chefs-d’£uvre de la maturité comme Tout sur ma mère ou Parle avec elle, le cinéaste espagnol signe ici un film d’une bouleversante densité humaine, en même temps que s’y déploie l’exceptionnelle richesse de son univers – un pur régal pour l’esprit et pour les sens, convoquant, dans un mouvement d’une confondante fluidité, des émotions aussi intenses que variées. De la pellicule dont on fait les Palmes – scénario que le réalisateur se refusait toutefois à envisager, alors qu’il répondait tout récemment aux questions d’un parterre de journalistes, à Paris: « Je ne pense pas à la Palme d’or, ni que je vais la gagner. Mais je garde de très bons souvenirs de Cannes, et j’aime m’y rendre, que ce soit avec un film ou sans en présenter, parce que j’apprécie cette sorte de fête et de célébration du cinéma d’auteur que je trouve particulièrement réjouissante, et que je partage pleinement. »

Quelques fleurs de son secret

A cet égard, Los Abrazos Rotos apparaît, sans conteste, comme la déclaration d’amour la plus explicite au septième art qu’ait jamais formulée le réalisateur de Volver. Un postulat dont il s’explique bien volontiers: « Ce n’est qu’arrivé à la moitié de l’écriture du scénario que j’ai découvert peu à peu que j’étais en train d’écrire sur mon amour pour le cinéma. Quand on commence un scénario ou une histoire, on n’est pas vraiment conscient de ce que cela va donner. Mais finalement, ce film est devenu une déclaration d’amour passionnée pour le cinéma. Je pense que cela répondait à un véritable besoin à ce moment de ma vie – Pedro Almodovar aura cinquante ans en septembre, ndlr – et de ma carrière. Après avoir réalisé 17 films moi-même, après en avoir vu des milliers réalisés par des auteurs que j’apprécie beaucoup, le cinéma est devenu en moi comme une seconde nature. Le cinéma a quasiment phagocyté ma vie, qui lui est pour ainsi dire vouée exclusivement. Même les morceaux de vie que je passe en dehors de tournages, je m’en sers pour les placer dans mes films. Et puis, la vie de tout un chacun est par nature imparfaite. Tout ce qui nous fait souffrir, tout ce pour quoi nous nous battons, tous les échecs que nous éprouvons, tout cela trouve son harmonie naturelle au cinéma. Je pourrais dire que le cinéma perfectionne la vie. »

Le cinéma plus beau et plus fort que la vie, voilà un principe séduisant dont le film se fait, en plusieurs occasions, l’apôtre éloquent. Ce sentiment imprègne même littéralement la pellicule lorsque, par un formidable effet de superposition, l’émotion ressentie par Ingrid Bergman dans Voyage en Italie à la vision d’un couple immortalisé par la lave de Pompéi, se communique au couple formé par Lena (Penélope Cruz) et Mateo (Lluis Homar). L’un des (nombreux) moments inoubliables venus submerger le spectateur d’un film évoluant au confluent du mélodrame tel que les affectionnait Douglas Sirk (comment ne pas penser à Magnificent Obsession) et du thriller hitchcockien – considération qu’Almodovar accueille avec le sourire. « Hitchcock est le grand maître de tous les cinéastes, le metteur en scène des metteurs en scène. C’est aussi l’un des rares cinéastes à être un véritable auteur, qui ait fait un cinéma totalement personnel qui soit pourtant un produit de masse. Je crois qu’il est impossible de se soustraire à l’influence d’Hitchcock. »

Un rapprochement qui en appelle un autre: en tournant un film sur sa cinéphilie parmi quantité d’autres thèmes (et en citant, indirectement, dans un film dans le film son propre Femmes au bord de la crise de nerfs), Pedro Almodovar aurait-il été titillé par l’idée de se mettre lui-même en scène, comme Hitchcock s’amusait à le faire, de film en film, instruisant ainsi un jeu tout à fait singulier avec son public? « Il y a un double de moi dans ce film, mais c’est vrai de quasiment chacun de mes films. Hitchcock avait suffisamment de narcissisme et d’ironie pour pouvoir se présenter, comme figurant, devant la caméra. Pour ma part, je ne me présente jamais face à la caméra, je ne montre pas mon image. Si cela m’est arrivé dans plusieurs de mes films avant La loi du désir , c’est parce que l’acteur qui devait jouer une scène ne venait pas, et je prenais donc sa place. Mais je mets dans mes films quelque chose de beaucoup plus intime, de beaucoup plus privé, quelque chose de moi-même et de ma vie. »

La loi du désir

Fort logiquement, d’ailleurs, il n’est guère de cinéma qui apparaisse plus personnel – et identifiable – que celui d’Almodovar. Et cela, qu’on l’envisage sous l’angle de la sensibilité, des thématiques embrassées ou encore de l’esthétique, en Technicolor réinventé. « La façon dont j’utilise les couleurs n’est absolument pas réaliste, ce qui ne signifie pas qu’elles soient fausses ni qu’elles représentent une réalité fausse, ou que je les choisisse dans le seul souci de faire joli. A travers les couleurs et la lumière, j’essaye toujours de susciter une émotion. J’ai grandi dans les années 60 et, à l’époque, les couleurs au cinéma étaient celles, brillantes et flamboyantes, du Technicolor. Mon désir d’être cinéaste remonte à cette époque, et je crois poursuivre toujours ces couleurs-là. Les années 60 sont aussi celles du mouvement pop, qui m’a beaucoup influencé également. A quoi se greffe mon propre caractère: j’ai un caractère fort baroque, qui se rapproche de ceux que l’on rencontre dans les Caraïbes, même si je suis né dans La Mancha, la région la plus austère d’Espagne. Mon caractère me fait pencher pour ces couleurs, leur utilisation n’est ni banale, ni gratuite – l’intention, c’est de donner une force dramatique et de communiquer une émotion. »

Le mot de la fin, on le laissera à Penélope Cruz, dont Los Abrazos Rotos est le quatrième film avec Pedro Almodovar – une collaboration particulièrement fructueuse, entamée en 1997 avec Carne Tremula, et qui s’est poursuivie ensuite avec Tout sur ma mère et Volver. « Tourner avec Pedro est à mes yeux une expérience unique, de par notre relation, et pour ce que Pedro et son cinéma ont représenté pour moi. En fait, j’ai voulu faire du cinéma pour pouvoir un jour tourner dans l’un de ses films. » On doit à la vérité d’ajouter que le réalisateur est sans doute celui qui l’a le mieux dirigée – ainsi, cette fois, dans une composition multiple et étincelante convoquant le souvenir et l’image d’Audrey Hepburn et autre Gene Tierney.

Est-il vraiment besoin de préciser que, pour notre part, si l’on continue à fréquenter le cinéma le désir chevillé au corps, c’est animé de l’espoir d’y découvrir des films qui, comme celui-ci, seraient un éblouissement de chaque instant?

(1) Étreintes brisées, sortie le 20/05. Critique du film dans Focus du 15/05.

Texte Jean-François Pluijgers, à Paris

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