Ayo sort un Gravity At Last aux chansons revolver, souvenirs d’une jeunesse blessée entre une mère junkie et une Allemagne dédaigneuse. Rencontre de l’ange métisse avant son concert bruxellois.

Ayo décroche un sourire bionique qui bouscule la gravité. On imagine un instant que sa beauté quasi surnaturelle est le résultat de périlleuses recherches génétiques croisant races, grains de peau, iris, lèvres et silhouette fantasmés. Un baiser sur la joue amène une autre question, plus durable: qui est vraiment cette jeune femme de vingt-huit ans, née en Allemagne de père nigérian et mère roumaine tzigane, strictement éloignée des manières de pop-star blasée? Avec un premier album Joyful couronné d’or et de platine dans divers pays européens, un mari célèbre (Patrice) et un statut maternel apparemment comblé, l’Ayo story ressemble à un remake world de La petite maison dans la prairie. Mais non, le casting n’est pas aussi manucuré. Si le premier CD d’Ayo soulève un passé familial pesant ( Help Is Coming, How Many Times?), celui-ci est plus brutalement convoqué dans le second disque. La musique, légèrement épaissie, y dévie de son naturel acoustique et se laisse engrosser par des cartouches d’orgue opulent et même de guitares acides ( Change), lavant la tristesse de certains morceaux écrits à l’encre citronnée. Les quatorze plages tracent la route jusqu’à l’ode à la mère perdue ( Mother) et la rédemption d’un gospel sublime ( Thank You). En quelque sorte, l’itinéraire d’une enfant peu gâtée à laquelle la musique offre un monde pour amortir la rémanence des souvenirs.

 » Le succès ne m’a pas empêchée de savoir d’où je viens« , annonce-t-elle en parlant du flop de son premier album aux Etats-Unis, victime collatérale de la négligence de son label d’outre-Atlantique, Interscope.  » Too much politics, ils étaient trop… mécaniques, diagnostique Ayo dont l’humeur se fait soudain moins rieuse. J’ai été naïve, mais j’ai compris que tout le monde ne vivait pas avec la musique, y compris dans les firmes de disques. »

D’un Dieu discographique déchu, le bavardage rejoint une autre diva, l’artiste jazz Nina Simone dont Ayo reprend en pochette de Gravity At Last l’attitude défiante et le bandeau dans les cheveux. Là où Simone (1933-2003) exhorte tout son mal de vivre par des chansons et un physique presque menaçants, Ayo abjure les souffrances par la mélancolie et la beauté. Pour la pochette du second CD, elle rejette les modèles formatés pin-up ébène qu’on lui propose et choisit ce portrait à la Nina.  » On est parti de mes photos préférées, celles qui ornent les disques de Nina Simone où elle a ce regard à la fois perdu et d’une extraordinaire dignité. Cette photographie de moi est l’une de mes favorites parce que j’y suis la synthèse exacte de mon père et de ma mère. » Du parcours de Simone dans l’Amérique raciste à l’enfance d’Ayo dans l’Allemagne méprisante, il y a l’expérience commune du rejet.  » Si j’avais pu choisir, j’aurais préféré être Nina dans les sixties que moi, grandissant dans l’Allemagne des années 80/90. L’Amérique, au moins, était inspirante. Nina mettait son amertume dans les chansons et cela les rendait puissantes.  » A Cologne puis à Dusseldorf, Joy Olasunmibo Ogunmakin croise le racisme et les épithètes blessants. Face à ce monde cru, Ayo n’a que le choix d’un bancal refuge parental.  » Ma famille fonctionnait de façon chaotique et quand j’allais à l’école, j’étais complètement absorbée par l’état de ma mère, sa dépendance aux drogues. Je faisais moins attention aux gosses qui me traitaient de négresse, qui disaient qu’on mangeait comme les singes, qu’on était sans éducation… Quand les autorités m’ont prise à mon père, déjà séparé de ma mère, pour me mettre dans un foyer, cela a été terrible, parce qu’il était la seule chose que nous avions… »

Mahalia Jackson et Black Sabbath

Une décennie est passée et Ayo est devenue une pop-star forte d’un second CD bouclé aux studios Compass Point de Chris Blackwell. Plutôt que d’évoquer l’expérience à nouveau menée en compagnie de Jay Newland, (co)producteur-star responsable du carton Norah Jones, Ayo parle spontanément de Better Days et Mother, deux des titres qui exhument cette fameuse mère, junkie persistante. « Aujourd’hui, ma mère est sortie de prison mais elle est toujours dans les mêmes trucs. Elle est retournée vivre avec mon père et je ne leur parle pas… Quand j’étais gamine, ma mère était mon héroïne absolue, je l’aimais à en mourir. D’ailleurs, je l’aime toujours incroyablement. Aujourd’hui, elle a cinquante-quatre ans et je sais qu’elle est capable de tuer cet amour. Je veux pouvoir encore être affectée parce ce qui lui l’arrive, pas comme mon frère aîné qui ne sait même pas s’il sera capable de pleurer quand elle mourra. »

Si Gravity At Last est une expérience intime aux symptômes thérapeutiques, il est aussi l’héritier de la musique entendue à la maison. Les vinyles du père y bâtissaient un pont inédit entre Fela Kuti et Pink Floyd, puisant aussi dans les fondations soul à la Isaac Hayes. La mère se noyait dans la douleur extatique du gospel de Mahalia Jackson ou du r’n’b kinky de Millie Jackson. Camée, elle plongera dans Black Sabbath, autre genre de noirceur.  » De cette époque-là, j’aime toujours écouter Donny Hathaway, Abbey Lincoln, Bob Marley, Nina Simone, Dennis Brown, Burning Spear. J’y trouve la paix. La paix! C’est pour cela que la musique est aussi fantastique. Il y a même des gens qui connaissent ce sentiment en écoutant Metallica! Ceci dit, je suis le genre de fille qui attend que Dieu la punisse: j’ai été tellement habituée qu’il y ait toujours quelque chose qui aille mal… » Elle rit. Ayo, veut dire joie en yoruba.

Gravity At Last, chez Universal

En concert le 4/02 à l’ Ancienne Belgique, à bruxelles.

Texte Philippe Cornet

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content